Pierre Perrin  lit Jean-François Mathé, La Vie atteinte, éditions Rougerie, 2014

Jean-François Mathé, La Vie atteinte
Rougerie, 2014

Le titre déjà offre un adjectif (presque un objectif) à double tranchant. Cette vie en effet est-elle gagnée, l’âge venu, la plume, le pied plus fermes désormais, ou bien se retrouverait-elle aux prises avec une obscure maladie ? Empruntée à Anne Perrier, l’épigraphe redouble l’ambiguïté : « Vivre est une royauté fragile », l’oxymore assemblant les deux idées venues à l’esprit, mais les rendant désormais indissociables. Le recueil entier confirme ce “tremblant” de la lecture, charpenté qu’il est en trois parties : Pertes sans fracas – La vie presque chantée – Avant la suite. L’auteur précise à plusieurs reprises son choix d’une écriture qui ne pèse pas « comme s’il n’y avait pas / de pierres sur les morts / ni même sur les branches / d’oiseaux posés » ainsi que sa foi dans le pouvoir de la lecture qui transcende les mots [« du sens des mots se libèrent / les oiseaux inconnus qui t’y attendaient »]. Autant dire que Jean-François Mathé nous emporte d’emblée dans le grand art, les yeux baissés et, au secret, le cœur sans doute en perce.

Pour éloigné qu’il se tienne de la grandiloquence, Jean-François Mathé ne fait cependant pas mystère, dans la première partie, « Pertes sans fracas », de la dureté de vivre, de l’incommunicabilité régnante, du terrible égoïsme érigé en vertu, mais justement il invite à le fracturer d’un murmure. Il sait par exemple se moquer gentiment de ces poètes qui érigent leur petit tombeau de papier. Certains, à l’occasion, à bout de solitude, le brûlent parfois, pour se réchauffer. En même temps qu’il fixe l’amour partagé comme une ligne d’horizon sur laquelle se transporter, il se demande si le bonheur peut être plus qu’un bon leurre. En fin de partie, il s’avère sévère avec lui-même, « le regard clair de n’avoir rien vu », et « ma voix ne savait qu’étrangler les mots ». Mais c’est affirmer aussi le doute, les fondations de l’absence et donc de l’écriture.

 Dans la deuxième partie, « La vie presque chantée », c’est toute la buée d’une morale qui se délivre, à l’opposé de ce que prime désormais la société occidentale. Jean-François Mathé, qui privilégie l’adéquation à la nature — son imaginaire habite l’herbe et la rosée, les arbres et les oiseaux, la terre, pas les villes tentaculaires, la neige et le vent —, écrit : « que rien de nous ne pèse au monde neuf » et même : « L’éternité est allée ailleurs / s’occuper d’autre chose ». S’il exprime en de très doux murmures l’extrême difficulté que, dans l’amour même, deux êtres trouvent à se conjoindre, en viennent à accorder leurs transparences, il garde espoir dans l’homme. Il rappelle combien « la quête de nos saveurs / n’en finissait pas », le pouvoir souverain de l’amour, combien les enfants nous grandissent. Bref, la maîtrise de son for intérieur fait que la vie vaut pleinement d’être vécue.

La dernière partie, « Avant la suite », ultime ambiguïté là encore, parce que le regard du poète, s’il traverse les ombres, n’en reste pas moins lucide, retourne le champ parcouru. Pour que le lecteur s’y retrouve peut-être, il faut dire que si Jean-François Mathé ne livre pas les clés de son merveilleux manège poétique (quel être lui a inspiré ceci ou cela, quelle circonstance), il laisse entrevoir des vérités qui ne souffrent aucun commentaire : « Ils s’étaient regardés d’un regard / qui ne les voyait plus dans l’avenir ». Son écriture, on le voit, touche à l’os, quand la gravité l’exige. C’est qu’il veut être compris, comme l’écrivait Supervielle, qu’il cite en clôture de son recueil. L’ultime poème reste tourné vers la vie, mais délivrée des fariboles dont croient se préserver les faibles prétentieux devant la mort : « J’attendrai comme une autre vie / la simple suite de la mienne. » Ces 75 pages forment donc un régal. Partagez-le — plus grand sera votre bonheur.

Pierre Perrin [Note inédite en revue, 9 juin 2015]



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