Pierre Perrin  article sur Jean-François Mathé, Le Ciel passant, éditions Rougerie [prix Kowalski de la ville de Lyon, 2003]

Jean-François Mathé, Le Ciel passant
éditions Rougerie [prix Kowalski de la ville de Lyon, 2003]

Le précédent recueil de cet auteur articulait sept parties. Paru en 1999, Le Temps par moments privilégiait le vers le plus souvent libre. L’enjeu tenait pour une part dans ce paradoxe de « briser les vitres pour sauvegarder leur transparence ». Le nouveau recueil, ce Ciel passant, manifeste a priori moins d’ambition. Il ne compte en effet que cinq parties, dont l’une se borne à trois stèles. Les cinquante premières pages en revanche, à l’exception des trois premières, soit près de la moitié du recueil, offrent de brefs poèmes en prose. En clair, Jean-François Mathé change insensiblement, non sa matière, mais la forme dans laquelle il se donne à lire. Le poète, qui est né en 1950, évolue à la façon de ce ciel, qu’il chante en passant, sans tapage, sans ratage non plus. Ce glissement d’un souffle de langage témoigne de la patte de l’écrivain. Celui-ci en effet n’est pas que géographiquement proche de Jean-Claude Martin. Tous deux appréhendent le temps avec un semblable filet.

La première page délimite d’emblée le champ que laboure en poète Jean-François Mathé. D’un côté s’efface déjà « le vol maladroit de la mémoire » ; de l’autre, il faut encore ouvrir « le temps terrible qui nous tient ». C’est bien dans ce ballet que le fétu est pris. L’inconnu vient à la mesure de notre attention ; il vient et déjà n’est plus. La fuite du temps est chère aux poètes. La poésie ne retient que ce que nous devons perdre. Son prix, c’est plus que l’émotion, c’est le cristal de cette dernière. On ne peut s’élever un peu, par la réflexion, sans faire sienne la « cécité claire » à laquelle nous convie Jean-François Mathé. Toutefois, si le poème acquiert une légèreté, pour ne pas dire une grâce — ce terme depuis trente ans lapidé par ceux-là même qui en sont dépourvus —, il n’en reste pas moins grave. La subtilité de la pensée ne perd pas de vue notre condition. Et Jean-François Mathé de rappeler qu’il est « inutile de guetter ce qui viendra toujours dans le dos ».

On retrouve Jean Pérol, déjà mis à l’honneur par un entretien augmenté d’une brève étude donnée à la revue Friches au printemps 2001. On retrouve vingt-sept autres poètes qui dansent en secret la dédicace. Fidélité, confiance, équanimité forment le triangle d’or de cette poésie qui ne s’enferre jamais dans un système. Pour s’en convaincre, deux vers suffisent à l’attentif : « le visage laisse enfin / danser sa pâleur » et voilà lézardée l’assurance. Ou bien ce sera : « ce qu’on a fait et subi / même boue écrasée à coups de semelles ». Ou encore : « on ne voit même pas les visages qu’on caresse / nous quitter grain à grain ». À l’évidence, le poète circonscrit ce que nous oublions de dévisager. Les trouvailles ne font pas une œuvre, mais une œuvre sans lumière n’est rien. « Il n’y avait pas de pièces sur l’échiquier que nous regardions. » Une phrase aussi simple, en apparence, que cette chute d’un poème en prose de Jean-François Mathé vaut bien un petit bout de Char mal compris, une de ces « traces » délétères qui font les délices des songe-creux.

Claude Michel Cluny avait lui aussi rendu compte à parution du Temps par moments dans Lire. Il indiquait deux parentés, la première avec Du Bellay, une autre avec Supervielle. L’admirable avec Jean-François Mathé, c’est l’ouverture à laquelle ce dernier invite le lecteur. Où qu’on regarde, le temps s’écarte. Quand d’autres singent l’abrutissement libertaire, la modestie sans fond de cette poésie ne doit pas laisser indifférent. Puisse-t-elle vous ravir au point de rechercher peut-être un troisième titre de Jean-François Mathé, toujours chez Rougerie, Corde raide au fil de l’eau


Pierre Perrin, Poésie 1/Vagabondages n° 32, décembre 2002


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