André Blanchard, Petites Nuits [Mae-Erti, 2003]

André Blanchard, Petites Nuits,
Carnets 2000-2002 (Maé-Erti)

Sous ce titre qu’on pourrait croire doucereux, on trouve le cri d’un déraciné dont les pieds touchent à l’empire des morts. Celui qui refuse « cette crasse qui plastronne » partout alentour éclate d’humour ses humeurs. Ainsi cassait-on autrefois des noyaux de cerises pour les jeter dans l’alambic, histoire de corser le goût du kirsch. Le noyau de Blanchard, c’est l’aphorisme. Il porte la langue au feu, il la forge à chaque page. Enfin le style est ici la respiration même. C’est à ce prix que le vitriol se confond avec la caresse. Tant pis pour les rats ! « Tout de même, aimons les uns plus que les autres. »

De quoi parle-t-il ? Comme à son ordinaire, pour qui le lit depuis Entre chien et loup [le Dilettante, 1989], il rumine son quotidien, les actualités, ses relectures. Tout, du royaume des chats au chas de la transcendance, mijote sous son crâne. Le couvercle est têtu, cabossé de mille morts. C’est notre monde qu’il passe au crible de sa réflexion. Le résultat crève la page. Rien ni personne n’est épargné. Cela va du pontificat journalistique pris en flagrant délit d’ignorance – l’armistice… de 1945 ! – aux âneries caractérisées du premier « boursouflé de la culture » venu, en passant par une dénonciation du mensonge sous toutes ses formes. L’admirable est que, dans cet exercice, Blanchard ne craint guère que son ombre. Qu’un ministre socialiste « se vante d’avoir augmenté les minima sociaux », la suite ne se fait pas attendre : « soit l’équivalent d’une pomme de terre par jour ! » La radio est épinglée pour sa scie sans frontières à décérébrer le quidam, l’éducation pour tarir le goût de la lecture. La liste des récriminations, on s’en doute, nourrit un feu roulant. Mais cela, dira-t-on, reste dans la droite ligne d’un Léautaud, précédé de Jules Renard, revisité par Calaferte. Si l’atrabilaire, le misanthrope, le râleur à répétition ne sont pas d’aujourd’hui, le ridicule n’en doit pas moins être stigmatisé. Et qui peut le faire, sinon l’artiste inféodé à sa seule littérature ?


Des erreurs ne méritent-elles pas le redressement ? Le grand George Steiner voit-il, dans les ailes étendues des anges sur les textes de Bergotte mort, une preuve de la présence de Dieu dans la Recherche, le retour au texte de Proust est sans appel. L’art porte seul la mémoire au-delà de l’auteur. Parler de résurrection est abusif. Proust indique d’ailleurs nettement, comme l’avait fait Sénèque avant lui, que les livres meurent aussi, à l’instar des langues et des civilisations. Pour autant, Blanchard ne fait pas la leçon et il lui arrive de s’aventurer lui-même. Parlant par exemple d’auteurs à succès, il interroge : « quel est leur public ? Des gens qui ne lisent pas, hé oui ! et ce n’est guère étonnant que ça en fasse beaucoup ». Son trait ne l’emporte-t-il pas ? Il est vrai qu’il écrit aussi : « La culture pour tous ? Quelle punition ce serait. » Ou bien encore, méditant sur la belle parole, « Heureux les pauvres… », il incline à penser que les riches seraient « pour une manière de révisionnisme, un blanc dans les Écritures. » Cela lui ressemble peu, d’oublier ses classiques. Car Don Juan [acte V, scène 2] dit : « L’hypocrisie est un vice privilégié qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde et jouit en repos d’une impunité souveraine. » La belle parole jetée aux pauvres ne peut être qu’une miette. Le colonialisme occidental a fait mea culpa, mais l’heure de procéder au partage des richesses entre tous les États n’a pas encore sonné. Henri Michaux rappelle à sa façon l’enjeu, dans Poteaux d’angle [Poésie/Gallimard, 2004] : « Le loup qui comprend l’agneau est perdu, mourra de faim, n’aura pas compris l’agneau, se sera mépris sur le loup… et presque tout lui reste à connaître sur l’être. » Ces quelques remarques montrent assez que ces carnets sont vifs, nécessaires, qu’ils transportent le lecteur.

Contre une certaine dispersion du goût, que Gracq stigmatisait déjà dans sa Littérature à l’estomac, voilà plus d’un demi-siècle, il est bon qu’un auteur impose à notre admiration « des phrases dont la beauté ne parte pas à la lecture ». Riche de mille idées, sur un fond chagrin mais plus secoué d’humour qu’à Gravelotte, dans un style que bien des marbres porteraient avantageusement sous le ciel, cette œuvre d’une authenticité totale nous convainc. C’est peu dire qu’André Blanchard nous ravit. Ses Petites Nuits ont de grands jours devant elles.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 571 (octobre 2004)


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