Jean Mambrino, Lire comme on se souvient (Phébus)

Jean Mambrino, Lire comme on se souvient
éditions Phébus, 2000

La métaphysique est l’art de donner à ses cinq sens un sens qui les rassemble ; si le désir est d’absolu, l’absolu tient d’abord au corps entier. Poète, et aussi critique depuis trente ans pour la revue Études, Jean Mambrino ne s’en est pas laissé conter. L’esprit chez lui est un passeur ; il marie la terre et le ciel. Cette attitude intellectuelle, qui donne à lire dans ce fort volume de 330 pages une soixantaine de brèves études, procure une réelle satisfaction. Critique en effet, Jean Mambrino sait lever les yeux sans jamais perdre de vue l’œuvre qu’il présente ; il cite, sans peser. Sa chronique enveloppe en même temps qu’elle libère la parole de l’auteur. Sa critique apparaît ainsi une sorte de tamis d’autant plus haut levé que la lecture invite par-dessus tout à la méditation. C’est que Jean Mambrino ne veut rien démontrer : mettre en lumière, sans éclat, lui suffit. Car s’il rend compte de la philosophie de l’auteur, il préfère par-dessus tout donner à entendre la voix de ce dernier.

Outre la discrétion telle que l’empathie contient le jugement entre les lignes, le choix des œuvres ici présentées appelle au contentement. Il n’y a pas de fausses notes, c’est-à-dire pas d’imposteurs. On n’y trouvera pas d’aboyeurs de manifestes et autres avant-gardistes qui ont préféré l’esbroufe, le bruit, la fureur au levain lent et secret de la seule nécessité intérieure. La récente préface de Bernard Noël pour Qui je fus de Michaux (Poésie/Gallimard, juin 2000) donne a posteriori raison à Jean Mambrino : « Les avant-gardes ont eu pour stratégie, non pas la volonté de pérenniser les actes révolutionnaires qui les motivaient, mais d’en faire les traits historiques capables de leur garantir un chapitre dans les futurs manuels de littérature. » Voilà une mise au point qui, pour être tardive à la façon d’un reniement et sans fanfare, n’en retient que plus l’attention.

Côté poètes, Jean Mambrino présente les riches œuvres de Rilke, Segalen, Ritsos, Kathleen Raine, Mandelstam, Borges, Char, Daumal, Saba, Michaux, auxquels s’ajoutent quelques autres moins établis dans le cœur des lettrés. Côté prosateurs, qui savent tous instiller la poésie comme on se souvient de son enfance, le compas est aussi largement ouvert dans l’espace. Pour ce qui est du temps, Jean Mambrino s’en tient, ou peu s’en faut, au vingtième siècle. Ses dieux de chevet sont tour à tour, parce qu’on ne peut lire dans l’instant qu’un livre à la fois, Gracq, Yourcenar, Kawabata, Pa Kin, Jünger, García Marquez dont il éclaire admirablement L’Amour au temps du choléra. Mais il faut aller par soi-même à la rencontre de ce volume qui bruit comme une source.

Comme ses voisins, tous recueils d’articles ou d’études, dès lors qu’ils témoignent d’une lecture attentive doublée d’une plume assez souple et nerveuse à la fois pour en rendre compte, il s’avère indispensable. Les dictionnaires paraissent souvent tronqués ou trop informatifs. Les panoramas et autres histoires de la littérature sont toujours inégaux, tant il semble impossible de tout embrasser, fût-ce à plusieurs. Au contraire, les deux volumes de Jaccottet, L’Entretien des muses puis Une transaction secrète (Gallimard, 1968 et 1987) sont un trésor. Plus près de nous encore, les articles qu’on aimerait plus longs de La Sauvette de Jacques Réda chez Verdier, ceux d’Hédi Kaddour (L’Émotion impossible, au Temps qu’il fait), ceux de Dominique Grandmont, Le Visage des mots chez Dumerchez, ceux qu’a réunis Jean Orizet pour Les Aventures du regard chez Jean-Pierre Huguet, tous ces volumes éclectiques mais dont les choix résultent d’une authentique lecture restent indispensables. Le Mambrino ajoute ses bribes essentielles à la grande Bible irréalisable de la poésie dans la littérature.

Enfin l’option de Jean Mambrino, selon laquelle l’écriture doit introduire au silence, se retrouve chez nombre de grands auteurs. La grandeur serait-elle concevable sans la gravité ? Qu’est-ce qui tient sans des fondations ? Pour autant l’écoute, sans laquelle il n’est pas de recherche, de la vérité intérieure ne détourne personne du monde. En effet, bien que les fracas de ce dernier retiennent peu le critique en ses études, celui-ci note tout de même « la montée des ismes totalitaires », l’amertume et la colère qui ont eu raison de Mandelstam, la nécessité de la mémoire à grande échelle, jusqu’à remonter aux origines de tout ce qui vaut d’être vécu. Mais parallèlement à ces extrapolations discrètes, il sait deviner et dire dans une langue traversée de frémissements « cette distance pleine d’amour » au sein de laquelle s’opère l’échange qui élève l’homme au-dessus de lui-même. Et de même qu’il note à propos de Gracq combien « lire, écrire, c’est ralentir la durée », il faut rendre à Jean Mambrino ce qu’il prodigue : un plaisir qui n’est pas près de s’effacer.

Pierre Perrin, Poésie1/Vagabondages n° 25, mars 2001

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