Jean-Luc Marion, Courbet ou la peinture à l’œil, Flammarion, 2014, 240 pages

Jean-Luc Marion, Courbet ou la peinture à l’œil
éditions Flammarion, 2014, 240 pages, 23 €

Jean-Luc Marion

Pourquoi le philosophe Jean-Luc Marion élargit-il son champ de compétences à Courbet ? La première réponse tient en une parenté de lieux. L’Académicien d’aujourd’hui a « traîné gamin sur les berges de la même Loue, qui les traverse, à peine sortie en furie de la falaise de sa source, comme un évadé franchit le mur de sa prison ». Et toute la suite du paragraphe est poésie, jusqu’à élever contre Descartes ces montagnes sans vallées et célébrer « le bleu hölderlinien du ciel d’été ». Passé l’aveu d’avoir tenu Courbet quarante ans pour un peintre local, la deuxième réponse tient à la nécessité de lui rendre raison et justice. Courbet reste incompris dans son propre pays. La posture politique, de l’opposant Proudhon, peint post mortem, en passant par l’affaire de la colonne Vendôme, à l’exil, embue le regard du spectateur, le détourne des meilleurs enjeux de son œuvre.
Tout d’abord, il convient de comprendre, écrit Jean-Luc Marion « les paradoxes de Courbet comme personnage à partir des paradoxes de sa peinture ». Le philosophe tire au clair le sous-titre de son étude, la peinture à l’œil. Pour lui, chaque tableau de Courbet transcrit un spectacle de la nature, ou bien des gens ; il transcrit sans apprêt, mais il rend la nature telle qu’elle est – et les gens tels qu’ils sont. Ce que Courbet donne à voir avant tout, c’est la peine de vivre.
Le roman que je publie, Le Modèle oublié, Robert Laffont, avril 2019, donne à vivre cette peine au plus près, en la rapprochant des circonstances de la vie de Courbet que j’éclaire à mon tour. Par exemple, qui a rapproché la mort d’Urbain Cuenot avec la peinture de L’Hallali du cerf, le dernier grand format de Courbet ? Jean-Luc Marion s’en approche totalement lorsqu’il note que Courbet « est fasciné par ce qu’il voit surgir en le peignant, la peine de l’animal, en fait la peine sur l’animal, la sienne et celle des hommes ».
Chrétien, Jean-Luc Marion tient sa foi en retrait, comme Courbet invite à le faire. Et pourtant, il note discrètement, à propos d’Un enterrement à Ornans, que « le curé Bonnet n’enterre pas qu’un mort ; il enterre, insensiblement, l’espérance chrétienne. Et sans doute, à le voir, on devine qu’il le sait », ajoutant ailleurs : Courbet y peint « la mort de la mort chrétienne », page 116. Achevant son ouvrage, Jean-Luc Marion voit dans Les Trois Truites de la Loue, de 1872, une crucifixion. Son raisonnement est convaincant qui le conduit à cette belle conclusion : « La peine des hommes conduit inexorablement à la souffrance de Dieu. Courbet qui a peint une agonie à Gethsémani le savait parfaitement. » Les pages sur le père peint dans sa fatigue, anticipant son agonie, tandis que le peintre lui survivra cinq ans selon les registres de l’état civil, sont aussi très convaincantes.
Le dernier trait que je retiens durablement de cette belle étude tient dans le doute instauré par Jean-Luc Marion sur l’absence de réflexion que presque tous ont reprochée à Courbet. Le philosophe montre combien la peinture de la réalité n’exclut en rien l’imaginaire. Il insiste sur le fait que Courbet « ne prévoit pas a priori son tableau, mais le reçoit à voir une fois peint ; il le voit en peignant, autrement dit le peint puis le voit, sans l’avoir jamais vu d’avance, ni pré-vu ». Toute l’analyse consacrée au Chêne de Flagey emporte plus que l’adhésion, établit la vérité de l’intelligence du peintre. Si je laisse ici de côté le pénultième chapitre consacrant le rapprochement de Courbet avec Cézanne, son cadet de vingt ans, ce chapitre ajoute à « la vérité de la peinture » et à l’intelligence picturale des deux hommes.
Ce grand ouvrage emporte donc son lecteur au paradis de l’imagination, l’autre face de la réalité.

Pierre Perrin [décembre 2018]

Dans le cadre du bi-centenaire de la naissance du peintre, un colloque international 1819-2019 Courbet autrement se tiendra sous la tutelle de Jean-Luc Marion, membre de l’Académie française, à Besançon et Ornans [Doubs]

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