Place du bonheur de Hugo Marsan [Mercure de France, 2001]

Hugo Marsan, Place du bonheur
Mercure de France, 2001

Le bonheur est sans doute un don, mais en bouton ; il attend pour éclore que chacun le féconde. Cependant volatil par essence, le temps de le respirer, le plus souvent il s’est évaporé. C’est que l’amour entre dans sa composition. On mesure la difficulté de le faire durer. Il n’en existe pas moins une place du bonheur que chacun traverse au moins une fois dans son existence. Tout enfant, on se lance en aveugle dans sa direction, jusqu’au jour où on l’a dépassée, le plus souvent perdue à jamais. D’où venait donc cet air que le vent emporte ? C’est du moins ce que chantent les poètes, parce que le plan qui permettrait de la situer, cette place insaisissable, relève de la difficulté d’être.

Hugo Marsan consacre ce treizième ouvrage de sa main à l’élucidation de ce mystère. Au fil de sept excellentes nouvelles, sa langue à l’image de chaque intrigue apparaît sobre sans être sèche, riche sans faire de vagues, exacte à la mesure de l’émotion qui affleure. Une vie sans affect serait-elle autre chose qu’une mort sur pied ? Il reste que le bonheur ne se laisse guère appréhender. En écrivain averti, Marsan convoque avant tout son fantôme, sans ses fantasmes. Le bonheur cherché en aveugle, l’écrivain s’efface à demi devant son lecteur. Chaque personnage central en effet – à qui quelques pages suffisent à donner chair, voix, odeur, existence en un mot – dévisage à mots couverts mais sans se dérober jamais l’essentiel. Quel est le sens de la vie ? Faut-il prendre ou donner, se rendre ou seulement se prêter ? La vérité n’est qu’un feu follet, un leurre et l’amour lui ressemble.

L’amour est au cœur de ce livre à la façon d’une clôture que chacun essaie de franchir à sa mesure. Si se projeter dans un inconnu qui pour répondre à l’étreinte et, mieux, faire se conjoindre le désir et la tendresse conduit à se tromper soi-même en toute bonne foi, rien n’est sûr, pas même le pire. Pourtant en s’avançant, malgré qu’on en ait, sur cette toile de tous les risques où chacun s’épuise à rester sur ses gardes, on respire, on s’enchante. Que surgisse une trahison d’un être, de la société, des couperets de tous ordres, on souffre, mais au moins on ne souffre pas la mort. La nouvelle éponyme place en tout cas le bonheur dans l’amour, quand bien même « le mot vous taraude alors que tout est déjà mort ». L’accord, même diminué, entre deux êtres, à suivre Hugo Marsan, relève du pari. Mais l’auteur, qui cultive heureusement la discrétion, n’appelle pas Pascal derrière son épaule ; il n’en établit pas moins un parallèle avec « les moines qui font le pari du silence sans être sûrs d’entendre la voix du Christ ».

C’est une des beautés de ce recueil que de tisser le quotidien aux accents souvent sordides – le vieux qu’on voudrait enfermer, l’autre quand ce n’est pas soi-même à rajeunir, les buées de l’adultère – avec l’envers de la précarité qui gouverne tout, cet infini que l’ultime souffle seul expulse de chaque poitrine. Sur ce chemin, les anti-héros et autres héroïnes d’Hugo Marsan, qu’un triomphe inattendu peut dérouter mais qui le plus souvent regardent la défaite dans les yeux, trouvent naturellement place à côté du lecteur. Ils invitent, comme s’ils ouvraient une porte sans un mot, à rentrer en soi-même. À lire ce beau recueil, le temps ne semble plus possible des faux espoirs ni des mensonges. On peut par exemple refuser la souffrance ; c’est d’autant plus nécessaire que toute victime devient un bourreau malgré lui. Et de même faudrait-il enfin regarder en face la tare de l’incommunicabilité foncière, car elle génère la désespérance, la violence, le suicide et la guerre sans merci.

Le compas est ainsi, comme les bras, grand ouvert. À voix basse, en tout cas à mots contenus, relevés d’odeurs d’enfance et presque de lumière, à la faveur d’une simplicité de tous les jours, sur des registres plus variés qu’il n’y paraît, Hugo Marsan a fixé, non pas l’insaisissable, mais les contours du bonheur, comme l’encre ici noire fixe la page.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 558 – juin 2001

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