Alain Veinstein,
Tout se passe comme si
Mercure de France, 2001
« Certains poètes semblent considérer que la poésie est forcément quelque chose de compassé, vague et un peu triste. On doit s’y ennuyer de manière distinguée, en écoutant quelques jolis mots et quelques métaphores de bon goût. Alain Veinstein est le modèle du poète académique contemporain. Il sait distiller l’ennui par une abstraction assortie d’images discrètes, avec du corps quand même, pour donner un peu de gras […] Le poète académique a compris qu’on n’est pas poète sans absence ni obscurité. Alain Veinstein en possède d’importants stocks. » Pierre Jourde, La Littérature sans estomac, 2002 [Interlude sous-titrée “Projet de machine à poésie”, rééd. Pocket, octobre 2003, pages 225-226]
Lire Veinstein, c’est faire place à son propre silence, échouer à sourire faute de pouvoir desserrer les dents, faire corps avec une absence prévisible. Ce n’est pas tirer au clair le génocide – le mot n’apparaît pas dans ces 230 pages qu’il hante pourtant. C’est joindre tout au plus, dans le secret de la lecture, les lèvres d’une plaie que découpent les ombres de la composition. Cette dernière compte sept parties, dont 80 pages pour la plus nourrie, Sinon la nuit, qui occupe le cœur de l’ouvrage. Le poème de Veinstein tient parfois du fragment qui s’éclaire de ses voisins ; d’autres fois l’autonomie l’emporte. Quelque rare que soit l’image, la marge souvent généreuse, la voix nue impose son monde. On pense parfois à du Venaille, en plus sourd, plus étouffé encore, à du Venaille à la langue arrachée. Car la plainte, où qu’elle se ravive en se perdant à la recherche de son objet, n’est jamais que le cri tuméfié de l’orphelin. Veinstein, par-delà certains mots qu’il dit ânonnés, élucide son drame en ces termes : Quand j’y arrive, j’écris toujours / sous le regard croisé un jour / dans une histoire inhumaine — / ce regard tourné vers la survivance.
Outre la première personne, omniprésente malgré le titre qui impose en la ruinant la fabrique (à la Ponge), la construction générale de ce poème à sept branches est ontologique. La langue ici est au service de l’être ; la réciproque n’est qu’accessoire. La fonction de l’écriture veinsteinniene est, non thérapeuthique, mais par défaut homéopathique. Il s’agit pour lui de contenir la peur, l’effroi, l’effarement, la terreur, de contredire la honte, de se disculper obscurément de l’enfant perdu, celui qu’on a engendré et celui qu’on fut, et du mensonge inhérent à l’existence. C’est donc une poésie de la conscience. Le malaise est aggravé par le fait que la matrice du drame se dérobe. C’est comme si elle ne pouvait être atteinte sous peine de mort. L’attention en conséquence est presque exagérément portée à son approche, aux tentatives dont l’avortement quelquefois soulage. Le silence en tout cas prend dans ces conditions tout son sens ; il est le cordon ombilical qui relie le drame au présent. Veinstein peut à bon droit rapprocher ses paroles d’une « toux malade ». L’effort de sa quête est terrible car elle aboutit à une découverte dont nul ne se relève : C’est le commencement — / et la lumière, au creux de ma paume, / n’est que de la chaux morte.
L’écriture dès lors, si elle met l’horreur à jour, reste impuissante à la dissiper. On ne peut pas faire qu’on ne se souvienne ; on ne peut pas intimement mentir contre l’histoire. Écrire rejoint le travail du fossoyeur.
Est-ce la terre que j’écris
pour tout recouvrir —
si ce sont là les mots…
On ne peut pas lire Veinstein impunément. Il n’accuse pas ; son écriture est une plaie vivante. Il y a là un univers où des mots pareils à des enfants perdus semblent dévisager la croix de Lorraine. Nul ne pourra jamais faire que cela n’existe pas.
Pierre Perrin, Poésie1/Vagabondages n° 27, septembre 2001