Pierre Perrin analyse les raisons d’écrire de Françoise Lefèvre

Les Raisons d’écrire de Françoise Lefèvre

Les écrivains se rangeant sur deux fronts, Françoise Lefèvre occupe le champ de la nécessité intérieure. À suivre, au fil de ses ouvrages, les réflexions nombreuses qu’elle consigne sur ses raisons d’écrire, on perçoit chez elle plusieurs pôles d’attraction. Tout d’abord, très simplement, comme chez Aragon, quoique en plus tragique, l’idée est de “passer” le temps. C’est la toute première qu’on peut lire dans La Première habitude : « Même sans prendre un crayon, j’ai toujours écrit. Écrire est devenu pour moi une manière de combler le temps entre l’intolérable naissance et l’intolérable mort. » Elle revient dans L’Or des chambres : « Quand j’ai écrit ce que je voulais (et surtout ce que je ne voulais pas), j’ai moins peur que le temps passe. » Elle est déjà enrichie de la parenthèse. Elle l’est davantage encore dans Mortel azur : « Je ne sais rien faire avec le vide. Il me faut le remplir avec tous ces mots. Pétrir les mots. La terre. Le pain. Pétrir d’autres chairs pour de dérisoires résurrections. Il faut que la vie soit pétrie. Giflée. La course haletante. L’eau vive et froide. Surtout froide. » On la retrouve une ultime fois, comme épuisée, renversée, dans Blanche, c’est moi : « Écrire ne serait donc qu’un leurre, une autre compromission avec le temps. »


[…] La raison essentielle est de conjurer la mort. Du moins cette dernière presse-t-elle d’écrire. La première fois où cela paraît, c’est déjà dans La Première habitude, d’une façon d’autant plus touchante que la connaissance émerge d’un constat : « Comme je suis lente à écrire. Les mots ne viennent que si je pense que je vais mourir. » La même idée revient dans L’Or des chambres : « Je ne peux écrire qu’en songeant que ce sera bientôt l’heure de mourir », en même temps qu’elle est inversée au tout début du livre sur le mode tonique : « Il faut du temps pour écrire. Pour renaître. » Cependant c’est une obsession largement nourrie, souvent à quelques pages de distance dans ce deuxième volume. Ainsi : « Mon ami, toi, je veux te chanter avant que nous mourrions. Comme une terre. » ; « Si je n’étais point mortelle, alors je n’écrirais pas. » ; « Je suis dans un cimetière depuis les premières pages. Les grilles se sont refermées. J’ai choisi de rester. Parler. Parler de toi. Parler de nous. Comme du fond d’un tombeau. » La réflexion d’ailleurs s’élargit, s’augmente, en multipliant les antithèses, les angles de vue : « Comment peut-on créer la vie avec des mots ? Car, enfin, écrire c’est le contraire de vivre. Pour raconter le temps, il faut s’enfermer soi-même dans une mortelle saison, d’où l’on sent mieux le temps qui passe et qu’on en est le passager. » Bien qu’elle affirme : « J’écris pour cacher la mort », la descente reste inexorable : « Que veulent dire ces mots : écrire, aimer, mourir ? Dans quelle chapelle, dans quelle chambre, dans quelle tombe entrons-nous quand nous écrivons ? » Dans Mortel azur, la démarche se fait conquérante, tandis que se côtoient deux remarques : à « L’encre me tient lieu de sang. » répond cette sorte de cri : « Barrer la route à la mort. » — Continuer la lecture


Un autre écho au volume, à parution de Se perdre avec les ombres, six ans plus tard : « L’essai de Pierre Perrin, Les Caresses de l’absence chez Françoise Lefèvre permet de suivre le parcours très singulier de cet écrivain engagé dans la quête de la vérité. Il écrit notamment à propos de Surtout ne me dessine pas un mouton, où elle revient sur le problème de l’autisme d’un enfant : « C’est un livre militant, qui incrimine la société à travers les institutions scolaire et psychiatrique. Françoise Lefèvre y dénonce un véritable “génocide de l’imaginaire”. Si dans une lettre Gilles Deleuze lui écrit alors : “Je me sens avec vous dans un accord profond. Merci de ce livre que j’admire”, par ailleurs le silence de la critique s’est révélé à la mesure du cri. » René de Ceccaty, Le Monde, vendredi 27 août 2004 [page 4].


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