Annie Le brun, Du trop de réalité et De l’éperdu, éditions Stock, 2000

Annie Le brun, Du trop de réalité
et De l’éperdu, éditions Stock, 2000 [fin]

C’est presque rassurant de la voir exécuter la production contemporaine en ce domaine. Ce genre majeur qu’elle réduit, indépendamment de son peu d’audience, à un « synonyme à la fois de pose, vide, pusillanimité, suffisance, incontinence, bouffissure et, au bout du compte, de malhonnêteté profonde » n’est donc pas tout à fait mort. La préface de Bernard Noël pour Qui je fus de Michaux (Poésie/Gallimard, juin 2000) le confirme qui établit un constat frappé au coin de la repentance. Venu d’un champion de la modernité, le bilan tire les yeux : « Les avant-gardes ont eu pour stratégie, non pas la volonté de pérenniser les actes révolutionnaires qui les motivaient, mais d’en faire les traits historiques capables de leur garantir un chapitre dans les futurs manuels de littérature. […] Il est presque dérangeant de constater maintenant la vanité de toutes ces machineries et machinations littéraires au regard de la singularité naturelle de Michaux. » Qui voudrait rendre à la poésie la nécessité qui la fonde ne commencerait peut-être pas autrement.

Dans la deuxième partie de son essai, Annie Le Brun poursuit sa démonstration du piège à l’œuvre : un « totalitarisme de l’inconsistance où tout n’est pas seulement l’équivalent de tout, mais où rien n’existe s’il n’est l’équivalent de tout et réciproquement ». Elle vise et visite la confusion généralisée à laquelle participent les ateliers dans leur « dictature du divers ». Elle établit, sous la culture de la différence et le décervelage identitaire, comment a pu prospérer la « rationalité de l’incohérence ». Elle en vient enfin à convaincre son lecteur que, la versatilité devenue toute l’intelligence sociale, il n’est plus d’horizon pour l’imaginaire. L’art est rentré sous terre.

La dernière partie dénonce, par-delà le « savoir transgénique » auquel s’est vendue la culture, l’atteinte portée à l’homme. L’individu banalisé jusque dans sa sexualité (l’échange dilapide le partage), c’est en fin de compte la passion qui est éradiquée sans coup férir. Il faut lire les pages, qui porteraient à l’hilarité si elles n’étaient si graves, où Annie Le Brun démonte la mécanique de ceux qui se créent des « masses d’enjoliveurs », et toutes celles où elle remet les notions à l’endroit et qui justifient son titre : à trop de réalité répond un manque. Il n’est plus de réel que de synthèse. La consommation, c’est la vie ; le gavage, la liberté. Tout se tient. Vivre, c’est sortir de soi sans cesse ; qui se retranche meurt. Si le raccourci que je donne de cet ouvrage paraît d’un noir de cheminée, l’intelligence à vif d’Annie Le Brun illumine le réquisitoire.

C’est si vrai qu’à la lire on se lève, on marche, son livre à la main, tandis que l’autre déjà cherche son corollaire, De l’éperdu, qui remonte à Jarry et à Sade dont elle est une spécialiste. Là le réquisitoire persiste, mais davantage en pointillé et l’analyse de la société cède la plus grande place à celle des œuvres. C’est travailler au miroir, réfléchir presque à plus longue échéance. Si le présent en effet lui fait écrire que seul « le “porno” est un de ces mondes merveilleux où la réalisation du désir devance sa formulation », la plongée entre les lignes de Jarry, Pierre Louÿs ou André Breton ouvre d’autres perspectives. « La puissance du désir est de sans cesse relier l’imaginaire et la réalité, en exaltant l’une par l’autre. » Davantage encore, à propos de Francesca da Rimini : « Qu’est-ce que lire un livre qui parle de l’amour, si ce n’est espérer ce passage du verbe à la chair, cette tremblante et éblouissante réplique du profane au mystère de l’incarnation ? » Non seulement les embardées du paradoxe aiguillonnent sans cesse la lecture, mais elles aiguisent la recherche de l’essentiel qui s’avère multiple et insaisissable.

À ces deux livres d’un même combat pour une culture qui permette un partage entre les êtres, le lecteur rendra les tendres mots d’Annie Le Brun elle-même, en sa préface aux Coups de Jean Mercker : « La grande beauté est de faire venir, imprévues, fragiles mais vivaces, comme les herbes qui poussent entre les pavés, les questions que la plupart, sans s’en rendre compte, foulent du pied, tout simplement en avançant. »

PIERRE PERRIN, La Nouvelle Revue française, n° 557, avril 2001

Lire le début de l’article

Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante