Annie Le brun, Du trop de réalité et De l’éperdu, éditions Stock, 2000

Annie Le brun, Du trop de réalité
et De l’éperdu, éditions Stock, 2000

Tant va pourtant la croyance au langage qu’à la fin elle se perd. Du trop de réalité, vingtième ouvrage d’Annie Le Brun, est un cri modulé avec force. Il pose « la seule question qui vaille et qui est de savoir comment vivre ». Il se lit d’un trait, qui vient des terres dévastées du surréalisme où s’en retourne son auteur. Mais avant d’abandonner le lecteur à son refus du monde tel qu’il va, vers l’asepsie des passions et les bonheurs du décervelage, celle-ci aura montré comment opère à partir de la culture même le nouvel esclavage. Elle dénonce une normalisation sans appel de l’individu. Au dévoilement de la pieuvre pas seulement informatique – internet n’est ici qu’une tentacule –, les aveugles que sont ses concitoyens peuvent souscrire. Quoi qu’il en soit de leur conviction finale, la démonstration ne manque ni de panache, ni de fermeté, ni son but.

Tout d’abord comment « croire sur parole une société qui n’en a aucune », demande Annie Le Brun ? L’homme est désir et à ce titre il aspire à l’infini. « Les plus beaux de nos gestes nous viennent de cette impossibilité qui fut la leur de s’en tenir à ce qui est. » Or l’horizon que se propose aujourd’hui la société paraît rabattu, plus ras qu’un rapt perpétré sur des couleurs de synthèse. L’idéal s’est couché ; l’horizontalité a force de loi. Le temps n’est plus des singularités. L’universalité, enfin sésame du bonheur sans intervalle ni recul, tient à la mise en réseaux. Le leurre est grossier. En fait d’abolir l’espace et le temps, l’autre n’est plus guère que dans la boîte, comme s’y engonce de lui-même tout artiste subventionné. Quelle que soit la couleur des œillères, le résultat n’en est pas moins patent. Un consensus agit à tous les étages, la normalisation ne fait pas de vagues et l’insignifiance prolifère tant et si bien que les moutons ont oublié Panurge.

La première partie de l’essai montre comment, par quelles fautes, on en est venu là. Et là, c’est le lieu nul de la sanctification de tout et de n’importe quoi. Là, c’est le règne de l’équivalence : au sens propre, l’éradication des valeurs. L’égalité entre les hommes commence par l’indistinction des œuvres. Sophocle vaut Sollers, qui vaut Sartempion à damner le pion à Sartre, qui vaut Socrate comme Halliday vaut bien Homère et Phidias César. Peu importent les noms ; seul compte le « bourrage informatif ». Ce dernier détruit les perspectives, les repères et donc l’histoire. « Il vise à remplacer la cohérence qui fait sens par la juxtaposition qui fait choc. » Contre un tel lavage de cerveau généralisé par tous les cultureux de l’état, par le seul fait qu’ils parlent tous le « langage de synthèse » à la mode, Annie Le Brun rameute les termes sans ambiguïté de décervelage, de crétinisation musclée et même de blanchiment des idées. Elle n’est pas plus tendre avec les instigateurs que les complices de cet état de fait.

Si elle ne tranche pas comme Octavio Paz dans La Flamme double : « le déclin de la notion de personne est le facteur premier des désastres politiques du XXe siècle et de l’avilissement général de notre civilisation », elle n’en épingle pas moins le double de l’idéologie pseudo-scientifique pourvoyeuse de millions de morts, « en affirmant simultanément la mort du sujet, la disparition du sens et l’effacement de l’histoire », le structuralisme. Elle dénonce chez Barthes une double sottise plus que jamais consensuelle. La première, sous couvert du “congé est donné au centre, au poids, au sens”, autorise ce qu’elle appelle une « escroquerie à la communication » ; la seconde réitère que la “langue est fasciste” – les pitbulls aussi (plutôt que ceux qui s’en servent) ! Elle décapite les déconstructeurs impavides que Sokal et Bricmont avaient accusés d’être moins des penseurs que des fumigènes, derrière leurs prétentions scientifiques. Elle rejoint Jacques Bouveresse dans sa dénonciation des impostures des mêmes intellectuels français. Si le silence a repoussé le remarquable cautère que reste Prodiges et vertiges de l’analogie (Raisons d’agir, 1999), elle n’accepte pas que l’évidence au scalpel se brise contre la tolérance à sens unique. Et afin que la lie soit examinée jusqu’à la dernière goutte, Annie Le Brun donne la mesure du silence assourdissant de la poésie. — Continuer la lecture…

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