Prendre l’air d'Yves Leclair [+ Nezâmî de Gandjeh]

Yves Leclair, Prendre l’air
éditions du Mercure de France, 2001

C’est le troisième volume de ce poète, né en 1954. L’homme, du moins tel qu’on l’imagine à le lire, ne laisse pas d’être singulier. À l’idole du moi qu’il pourfend, il préfère l’idylle du rien ; au butoir de l’humilité, il salue André Dhôtel. Il se fait une vertu de conspuer le moi, sans cacher toutefois qu’il a vraisemblablement deux filles dont l’une joue de la guitare, et que son regard s’empare comme nul autre de toute femme qui ouvre ses volets. « Sous sa chemise de nuit tout se devine. On dirait / qu’elle ouvre son corps, dunes et touffes, au rien qui l’a vue. » Malgré cet appétit à lever les yeux, ce que ce poète cherche en tout, c’est disparaître ou du moins le retrait, la paix. Son poème le plus souvent bref (quatre seulement excèdent la page), à se réduire parfois à « quelque pochade sur la campagne », s’apparente à la miniature. Est récusé sans ambages le théâtre de la ville où s’exerce le pouvoir ; mais l’action, qui prend d’autres visages, de l’amour à la réalisation d’une œuvre, semble tout autant tenue à distance. Le poème de Leclair se retranche donc derrière l’instantané d’un regard que relèvent à l’occasion une odeur, un son, plus rarement une saveur et presque jamais un toucher.

À l’image de l’ambition qui le porte, quand même chaque page la dément en sa modestie foncière, « pour qui passe, tout est éternel ». Les souvenirs forment une vie ; les choix, une œuvre, quand la soutient une nécessité frappée d’un style sans appel. Le style d’Yves Leclair est à l’image de sa philosophie. « Il faut s’échapper de nos catégories, comme Michaux ». Ce dernier étranglait l’émotion, faute de la maîtriser. Dont acte, pour Yves Leclair. Lu sous cet angle, le titre au reste gagne en force. Ce que le poète ne perd pas de vue, en tout cas, c’est ce paradoxe qui aiguillonne nos existences : Le temps m’éloigne, file vers la fin, la tombe, / me rapprochant peut-être ainsi de l’origine.

Ou bien dans un autre poème, dont la notule précédant la date stipule : « Écoutant J. jouer de la guitare et A. chantonner à l’étage » : Retiens l’heure, qu’elle te soit lente !/ Le bon temps, tu sais, a des fuites.

La poésie d’Yves Leclair apparaît ainsi d’autant plus retenue qu’elle voudrait retenir le fleuve du temps. Le pari que l’auteur est en train de gagner, en un temps où les équarrisseurs de la poésie-qui-soi-disant-n’existe-pas reprennent de la vigueur, tient à ce que l’inconnu peut encore nous surprendre. Ce dernier ne braille ni ne s’agite. Il monte en secret du fond de chacun de nous comme le souffle auquel il faut bien prêter l’oreille ; quand le râle l’emporte, il est trop tard. « Regarde-le bien, le temps, / droit dans les yeux avant qu’il soit passé. » Il n’en faut pas moins un miroir ou, mieux, quelqu’un, une présence pour s’en rendre compte. Yves Leclair l’écrit lui-même « en mijotant des poèmes de Rutger Kopland », comme il le précise encore en note d’un beau sonnet en l’air. L’autre est de la sorte relégué en bas de page, encore tenu à distance, comme le moi, quand l’idéal serait peut-être, contre l’éviction de ce dernier que Pascal haïssait aussi, la fusion.

Or cette dernière justement ne serait-elle pas ce qu’appelait de ses vœux Nezâmî de Gandjeh, ce grand poète persan du XIIème siècle traduit et présenté par Michael Barry, dans Le Pavillon des sept Princesses (Gallimard, 2000) ? Ce livre capital, à l’origine des Mille et une Nuits, dont on trouve un trait au moins chez Montaigne (une femme s’entraîne à porter chaque jour un veau jusqu’à ce qu’il soit devenu un taureau), aère l’Histoire. En effet contre le droit absolu du mâle, en Islam médiéval, qui consistait en un droit de mort sur la femme à tout instant, Nezâmî de Gandjeh chante le sacré, la voie mystique. À première vue, le cœur de l’ouvrage n’est qu’érotisme où batifolent des arbres et leurs fruits ; ce ne sont que parfums épandus parmi dattes et figues au suc ruisselant jusqu’à terre avant que le Shâh n’appose enfin sa droiture tout élancée de lys. À la question de savoir ce qu’est le sacré, l’étymologie ne laisse aucun doute : ce qui l’emporte sur tout, c’est ce qu’on doit vénérer. Eh bien l’amour, dit Nezâmî de Gandjeh, est sacré qui réunit deux êtres à égalité de consentement, de contentement, et de préférence pour toujours. La communion ouvre au ciel, et non pas le mépris ni la haine. À quoi bon réduire à un nom, encore moins enfermer dans un culte, ce qui nous dépasse et qui pourtant ne peut vivre hors de nous ?

Yves Leclair semble moins confiant dans le règne de l’homme et de la femme. Pour sa part, il semble se tenir en retrait, comme s’il préférait à l’humanité, qu’aucune horreur il est vrai ne contente, des « bouts du monde » – qui était le titre de son précédent recueil. Une chose est sûre, c’est que rien n’est sûr. Pourtant quel que soit le lieu que chacun préfère, quelle que soit « l’illusion de vivre » dans laquelle il évolue, il lui sera profitable de prendre l’air sur les traces d’Yves Leclair. Car il est bon de rentrer en soi-même.

Pierre Perrin, Poésie 1/Vagabondages n° 26, juin 2001

Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante