C. K. Williams,
Anthologie personnelle
poèmes (Actes Sud, 2001)
Traduits de l’américain, quatre-vingt-dix poèmes choisis sur trente ans d’écriture non seulement emplissent de bonheur 210 grandes pages, mais tranchent sur la production française. Ils ignorent en effet aussi bien la politique de la table rase que l’aphonie gigogne qui s’ensuit, du caquet aphoristique aux pires exécutions ; les questionnements sur la forme ne tiennent pas lieu de pensée ni les blancs de silence ; jamais enfin ils ne s’égarent sur une soi-disant aporie qui s’effacerait dans l’oubli de sa propre origine, toutes évanescences et autres vanités de jouvence à la mode. Ils prennent au contraire la vie, l’existence, à bras le corps et les yeux dans les yeux des vivants et des morts. Ils racontent (au besoin la sève, les racines et qu’on ne triche pas avec l’hiver), ils réfléchissent à ciel ouvert, ils bouleversent. Le moi ne les arrête pas ; ils l’élèvent comme une offrande. Ce moi hors duquel chacun n’est que de la chimie, et le cerveau un disque mou, dit assez la nécessité de ce livre. Charles Kenneth Williams occupe un sommet.
« Finalement, quand je relis
mon œuvre, les poèmes qui la composent me semblent ne plus
être simplement le témoignage de perceptions que j’ai
eues, d’émotions ou de passions que j’ai ressenties,
ou la distillation d’idées qui se sont emparées
de moi, mais des expériences en elles-mêmes, des éléments
de ma biographie intime. » Williams écrit encore :
« Mes poèmes ont pour fondement moral la mise en question
des valeurs. » Passions, idées, valeurs : la
modernité a soufflé le vieux monde ; la vie reste
plus forte. L’heure sur les Champs Élysées a beau
être à la jouissance à répétition,
pour chacun, de sa différence et le mot d’ordre de réaliser
sa plénitude à la seconde ; l’égalité
peut bien annihiler le bien, le mal, et en effet il suffit de rien,
tout modèle aboli, pour en faire accroire. Mais l’âme,
qui puise dans le passé et œuvre pour l’avenir, légitime
sa place dans la chaîne de l’humanité. Rome avait
ses arènes ; rien n’arrête plus le sexe. Il
reste qu’une poche de bactéries n’incarne pas l’homme
entier. Cet idéal de la courte vue, si riche de contradictions
qui ne gênent presque personne (et pour cause : en l’éphémère
chacun se sacre dieu), n’entache aucun poème de Charles
Kenneth Williams.
À la consommation, celui-ci préfère l’interrogation. Penser le monde, c’est s’agrandir à ses dimensions ; un caddie suffit à le dépenser. À chacun ses joies ! Pourtant penser, c’est déjouer, prévoir, éviter la barbarie. Or la lutte pour la survie révèle le pire que seul l’homme accomplit. La tuerie peu ou prou mécanique, pas seulement celle d’Auschwitz et des goulags, car les génocides depuis le Déluge ne connaissent pas de frontière, fait plus que traverser ces poèmes ; elle en oriente le cours ; elle englobe aussi les animaux et les arbres (Ronsard avait déjà dénoncé l’abattage, et Yourcenar : « abattre ce qui ne peut pas fuir »). À l’image de ce mal, qui a force de mort, que l’homme ne veut pas voir, la page est pleine, la poésie incarnée. Tout ce qu’écrit Williams est en effet concret, depuis la première découverte jusqu’à l’ultime violence qu’est l’agonie, en passant par tout ce qui traverse une existence. Pour entrer dans ce monde qui est en lui et autour de lui, le vers confine au verset, qui court le plus souvent sur deux lignes. Il se charge de donner à voir, entendre, toucher, humer, goûter, aussi bien que de saillir un trait d’esprit et de démultiplier une saisie jusqu’à sa plus fine ramification. — Continuer la lecture…
Pierre Perrin, la Nouvelle Revue Française, n° 554 – juin 2000