La Clé de cendre de Patrick Waldberg (1999)

Patrick Waldberg, La Clé de cendre
éditions de La Différence, 1999 [suite et fin]

Ensuite, au-delà de cette maille des mots qui respire la perfection, par-delà cette savante simplicité partout à l’œuvre, on savoure un art du portrait tel qu’on ne le rencontre plus guère. C’est résolument que l’auteur tourne le dos à la littérature de Polaroïd. « L’homme qu’il avait en face de lui et qui le scrutait de ses yeux sombres ressemblait à ces figures de la mort qu’aimaient représenter les peintres lansquenets du XVIe siècle, squelettes armés de faux et enlaçant des femmes pâmées de terreur. Sa peau diaphane, d’une blancheur de linceul, collait au crâne comme une gaine fendue latéralement par la bouche dont les lèvres minces, d’un rouge intense, prenaient l’aspect d’une blessure. Le nez camus à l’arête brisée, conséquence de sévices autrefois subis, complétait ce visage de Lazare ou de rescapé de la maison des morts qui eût engendré l’épouvante si quelque chose dans le regard, le sourire et la parole n’avait contrebalancé cette apparence sinistre. Il parlait d’une voix sourde et caressante, avec une trace lointaine de son accent natal. » On trouve encore de discrètes mais riches descriptions, presque à la manière de Jacques Réda, fût-il en culotte courte, car l’action se situe en 1933. Patrick Waldberg écrit par exemple : « Le sentiment de ravissement que faisait naître chez Séverin la vue de Saint Marceau tel qu’il était quelques décennies plus tôt ne différait pas en nature de celui qu’éprouvent les archéologues mettant à jour, sous une colline aride, l’enceinte d’une ville antique, puis sous celle-ci une autre, et ainsi de suite. » Enfin, sur la même ligne générale qui est bien proche d’une sorte de couronnement, tout ce qu’avance l’auteur est empreint d’une si constante subtilité dans la saisie souvent insondable de l’expérience rapportée, sans aucune ostentation, que son livre entier est un régal. L’essentiel demeure une fois de plus pour lui de mettre à jour ce qui nous échappe presque au-delà de la réflexion. C’est que les lieux comme la nuit, et plus encore les êtres « enragés d’espérance » qui les traversent, s’avèrent chargés de secrets. Cet énigmatique roman participe donc de l’élucidation du monde. Toutefois il ne se confond aucunement avec telle ou telle queue de comète surréaliste. Pas une seule ligne ici ne vaticine à la façon d’un Professeur Tournesol. La révélation, qui aussi bien ne vaut jamais que pour soi, n’est pas à l’ordre du jour. Patrick Waldberg est trop lucide pour sacrifier au sensationnel. Seul compte l’exploration du labyrinthe. La quête s’avère d’une totale intégrité et son auteur à ce point vivant que le présent s’impose.

Comment ? L’histoire est celle d’un groupe de jeunes gens que les goûts proches mais différents ainsi que le hasard conduisent à explorer deux voies d’existence. Les protagonistes principaux se portent à la rencontre de deux maîtres. L’un incarne l’auteur de L’Érotisme ; l’autre, un proche de Lénine, en exil à Paris. La femme, comme la Laure des Écrits, fait peut-être de sa liberté une nouvelle chaîne. Elle échoue son bonheur entre les deux mentors. Elle expérimente les codes d’un Rouge et le Noir façon 1930 où l’amour n’a pas encore trouvé sa place dans la société. Une leçon se dégage de ce roman qui rejette l’élévation sociale et stigmatise la descente plus bas que terre. Le sésame réside dans la lucidité sans cesse remise sur le métier. Car la vie aussi fait œuvre. Le tout est de se tenir disponible à égale distance entre l’intolérable et l’utopie. Le sujet de ce roman, c’est de chercher comment on peut tout vivre en assurant néanmoins un sens à son existence. Parmi nombre de formules heureuses, qui dépassent de loin les truismes sur des échasses qu’offre parfois le pavé parisien, Patrick Waldberg risque par exemple : « la raison au service de l’existence et la déraison au service de l’être ». Mais on ne peut refermer ce roman qu’a nourri toute une vie. Sa lecture laisse dans l’âme (je garde ce terme, à l’image de ce qui nous dépasse) de ces cercles concentriques, dont parle Michel Braudeau à la fin de Pérou, tels qu’on est transporté pour longtemps au cœur même de la Beauté.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 551 – septembre 1999

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