Annie Salager, Terra nostra (cherche midi)

Annie Salager, Terra nostra
[suite et fin] Le Cherche Midi éditeur, 1999

La singularité de cette voix-ci tient à un ton que je qualifierais de fermement retenu. Car ces poèmes empruntent au hasard de la vie. Leur auteur est tout entière entre ses vers. Elle y est femme et sait le prix, le luxe et le leurre de l’amour et de la solitude, mais elle contient sa plainte. Elle « ne voudrait surtout pas / ennuyer ses amis / par un désespoir impoli ». La retenue n’a de sens toutefois que si elle autorise d’autres audaces. Celles-ci bousculent les métaphores que la plume d’Annie Salager rend toutes indispensables. Il est beau de les ressusciter dans les pages d’amour où elles palpitent, comme si la volupté dont elles témoignent ne pouvait se résoudre à se retirer pour toujours. Le lecteur pressé les y trouvera dans des poèmes titrés à la fin entre parenthèses comme on le voit aussi chez Jean Pérol. Dans ces poèmes à la tête en bas, il déchiffrera « ta chair d’aube à mes lèvres » et « le plaisir dans le suc des enclos / où muet tant tu m’ouvres à mes lueurs diffuses », par exemple. Cependant l’amour qui pourrait tant la paix fuse par presque toutes les pages. Celles qu’Annie Salager consacre au petit « peuple du ciel aux cris pointus », à ces martinets qu’elle voit fous d’amour sont saisissantes comme le sont aussi nombre de ses poèmes. L’un qui pourrait s’intituler la vie, et “l’hôpital” (que Mounin aurait aimé), plusieurs du Poème de mes fils, d’autres encore trouveront une place durable dans les anthologies.

Mais la femme n’est toujours pas l’égale de l’homme. Et placer Annie Salager dans le halo de Louise Labé qu’elle dépasse ne suffit pas. L’homme qui méprise la femme devrait se faire honte. On en est loin. Telle est la brutalité foncière de tant de mâliveaux, si l’on me permet ce mot-valise à l’érotisme forestier, qu’on aurait moins dû s’interroger “comment écrire après Auschwitz” qu’avant… La recherche du pouvoir tue l’amour. L’homme reste le pire prédateur de la planète, l’amour ne lui est qu’une trêve. C’est pourquoi sous la plume d’Annie Salager l’amour s’élève sans cesse. Elle ne le rapporte pas sous le seul angle de la rencontre, de l’échange puis de la perte. L’idéal qu’il incarne, le bonheur du couple ne lui font jamais perdre de vue la valeur qu’ils représentent pour la vie. Un vers le montre assez dans sa perfection :

Es-tu mort, là où rien de l’amour ne meurt es-tu vivant ? Le cœur et la peau mêlés, qui affleurent à chaque page de cette œuvre, ouvrent donc sans cesse à la métaphysique. Au lieu de se perdre dans d’incontrôlables vagissements, le sexe rend au cerveau l’énergique hommage qui lui est dû. L’enjeu n’est pas un nouvel assaisonnement des épidermes, mais de rendre à l’horizon des choses humaines le pouvoir de tenir le Temps debout. À Dieu, cette œuvre substitue la foi dans « la vie sans limite de l’amour ». Les mystiques se situent-ils vraiment à l’opposé d’une telle proposition ? C’est donc bien toute la condition humaine que revisite cette œuvre où « le corps féminin répond avec sa nuit ». L’œcuménisme laïc du titre enfin, Terra nostra, n’aura échappé à personne

Il reste peut-être à confirmer, pour le plaisir, la pureté, la beauté de cette langue. Elle prolonge à la fois Racine et Nerval, en leurs meilleurs accents.

Ou bien une fois encore la terre l’aurait éblouie !
Retour au temps, paisible dos animal endormi
où, sous la lumière veillée de lentes déchirures
la roche elle-même nourrie de bois et d’humus…

Annie Salager cherche la lumière intérieure ; elle le fait avec la chair entière. L’abstraction ne subsiste en ses vers que par défaut. Quand elle livre sa vue toute nue de la vie, c’est en la prenant entre ses bras : « Les flamants sous l’odeur tendre / des marais aiguisent des saisons / où déjà nous ne sommes plus ». Qui avant elle avait écrit cette « senteur du silence, à rien comparée » ? Annie Salager propose avec Terra nostra une secrète et néanmoins lumineuse « fontaine qui répond à la soif ». La lire fait trembler un peu plus le mirage de l’éternité.

Pierre Perrin, Poésie1/Vagabondages n°19 – septembre 1999

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