Lionel Ray, Pages d'ombre suivi d'un besoin d'azur etc.

Lionel Ray, Pages d’ombre
suivi d’Un besoin d’azur et de Haïku et autres poèmes, Gallimard.

Pour ce poète né en 1935, et qui a porté son écriture à la fin des années soixante dans le sillage d’Aragon, la métamorphose reste l’univers le plus habitable. Il avait changé de nom en retournant ses initiales, et jusqu’à son visage comme un gant, expliquait-il dans Nuages, nuit, un recueil de 1983, pour le bonheur de ne plus se sentir conforme. Et de renaître sans avoir rendu l’âme. Puissance de l’écriture ; à son comble, elle outrepasse la volonté. En se portant vers le rouge (aspiration et inspiration mêlées), pratiquant à l’occasion le blanc sur la page, Lionel Ray recherchait aussi les verts paradis du lyrisme. Il a bouclé une double boucle, un grand huit à la surface de la poésie des trente dernières années. Dans son essai sur la poésie contemporaine Habiter en poète [Champ Vallon 1995], Jean-Claude Pinson retrace ainsi l’itinéraire de cet auteur singulier : « Renonçant à un “terrorisme linguistico-théorique” auquel il avait pu par le passé lui-même sacrifier, reconnaissant au bout du compte, dès la fin des années soixante-dix, l’impasse où conduit toute poétique qui néglige de “saisir la coïncidence la plus exacte possible entre écrire et vivre”, il en est venu à se réconcilier avec ce lyrisme qui continuait malgré tout de s’affirmer dans son œuvre. » L’œuvre n’est pas moins riche que l’itinéraire poursuivi.

À la mesure de ce qu’il reste à perdre comme à sauver dans une vie, ce recueil pratique l’œcuménisme poétique. Le retour au lyrisme, et donc à la reconnaissance de la personne, accrédite la nécessité du travail sur la langue. Le livre entier, donné comme un objet achevé, témoigne d’un parfait équilibre au-delà de l’irruption des sens. Accepter d’écrire de l’être, c’est accorder une place à la mémoire ; plutôt que d’abattre l’histoire, c’est essayer de la comprendre. L’article premier de la radicalité prônait au contraire la table rase, à l’instar des libertés totalitaires. Le grand timonier éclairait l’horizon. C’est ainsi que trouvent une place, au fil des Pages d’ombre et autres poèmes, des mots, des titres, des vers de confrères plus ou moins attendus. On croise en effet “celle qui vient à pas légers” (Réda s’est prêté à la modernité), mais aussi, et là chacun conviendra d’une surprise, au-delà de Cadou, Claudel en personne : quelque chose comme une réponse et une question. Une quête s’offre ainsi à la discrétion du lecteur. Le temps n’est plus un trait de feu ni un trou noir. Il est redéployé, presque grandeur nature. Il pleut de la tendresse sur le palimpseste.

L’art de Lionel Ray, fidèle à ses métamorphoses comme l’est aussi Jean Orizet par d’autres chemins, parvient à surpasser ses repères, à instaurer une poésie qui s’avère tout ensemble personnelle et universelle. On accède à travers ces pages d’ombre à un pays du plain-silence. Et celui-là qui vaut d’être aimé, il faut l’écouter et l’habiter à son tour :

Il y a des livres qui n’osent pas le silence / il y a des livres que je ne suis pas / je le sais / il y a des rues sans moi / des fleuves dont le courant m’est inconnu / des arbres réels dont je ne serai jamais / ni l’écorce ni les racines ni l’agitation du feuillage / il y a tout ce que je ne suis pas / les foules les soifs les écroulements les fêtes / rythmes et couleurs / tout cela m’est absence intolérable / – je suis l’initié de l’ordre du manque / pure révolte de n’être rien / ondoyant / futile / que moi.

Pierre Perrin, Poésie1/Vagabondages n° 22 – juin 2000



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