Courbet, l’outrance, de Henry Raczymow [2004]

Henri Raczymow, Courbet, l’outrance,
éditions Stock [2004]

Prendre le peintre d’Ornans sous cet angle dit assez l’ouverture du compas qui préside à cette étude. Il n’en fallait pas moins pour saisir et restituer la tendre monstruosité de l’œuvre et de son créateur. Cette lecture d’un peintre par un écrivain qui ne triche pas devant ses propres réserves procure un vrai plaisir. Elle aborde essentiellement quatre aspects. Le premier vise l’effet produit par la peinture. D’entrée de jeu, Raczymow dévisage force tableaux, sans courbette aucune. Il écrit ce qu’il voit, et ce qu’il voit c’est avant tout l’animalité du peintre. Le paysan perce sous la palette ; le goût est corrigé. Ensuite, c’est tout naturel, il revient sur ce moteur que d’ordinaire il est bon de taire : l’ambition. Chez Courbet, la stratégie de la réussite passe par une mise en mots. Chaque tableau suscite une réaction qui multiplie les formules-choc. C’est comme si la pâte faisait l’appât, à tous les coups. Les écrivains participent à l’opération. Champfleury avec son réalisme puis, en 1865, Proudhon avec son « discours à la Homais, ni vrai, ni faux, “positif”, scientiste, la dimension d’eschatologie socialiste en plus » contribuent à ferrer les hameçons. D’ailleurs Raczymow incline à penser que Courbet n’a pas lu le pamphlet posthume. Les deux hommes se sont fait réciproquement la courte échelle. Proudhon « se sert de Courbet à des fins idéologiques, comme Courbet se sert de lui à des fins de promotion scandaleuse ».

Le troisième point de cette belle étude touche à la question du sens de l’œuvre. Courbet ne se revendique guère un intellectuel. Il a haï le collège, où il bégayait. La culture classique ne l’a guère imprégné. Toutefois sa Correspondance [Flammarion, 1996] atteste une fréquentation des musées en Hollande, par exemple durant l’été 1846. Courbet a eu le toupet de faire de sa singularité provinciale un atout parisien. Il s’est confronté au moule commun, de plein fouet. C’est ainsi qu’il a imposé ses trognes, la laideur (le tout est de savoir pour qui, sur quels critères) d’un certain peuple. Le plus étonnant est le fourmillement d’exégèses que cette œuvre suscite. Les interprétations de L’Atelier, de L’Enterrement à Ornans, des Cribleuses de blé, de tant d’autres tableaux semblent en effet sans borne. Ces tableaux relèvent, sinon d’une vision, en tout cas d’une composition très élaborée. Les lectures que propose Raczymow sont toujours pertinentes. Elles établissent, outre l’animalité du regard, l’acceptation la plus large du plaisir, la suprématie de la mort et l’égalité de chacun devant l’inéluctable – toutes évidences que la société d’alors s’efforçait de taire. Ainsi se comprennent les procès de 1857 intentés à Madame Bovary, aux Fleurs du Mal et, en 1880, le scandale de Nana. Enfin ces lectures atteignent quelquefois à cette simplicité : « Courbet peint sa terre natale comme un corps qu’il connaît, qu’il arpente, avec lequel lui-même fait corps […] Sa terre est une femme qu’il a connue enfant, à l’instar du corps de sa mère. Et c’est peut-être ce corps-là qu’indéfiniment Courbet peint, dans une transgression majeure. »

Le dernier point, c’est l’hallali. Tout le monde connaît l’affaire de la colonne Vendôme, l’exil volontaire et le délire de persécution qui s’ensuivit. Là passe, telle une ombre, la seule femme aimante qu’on lui connaisse vraiment, au-delà de sa mère et de ses sœurs. Mathilde : « un encombrant paquet » pour ce « célibataire-né » pareil à la majorité des artistes de ce temps-là ! Malgré cet éclairage, qui fait reparcourir le chemin de l’égalité entre les sexes, cette relation sans lendemain reste un mystère. L’origine manque ici, le monde reste étroit, l’amour se meurt à peine éclos. Mais n’est-ce pas bien ainsi, sur ces cris qui se perdent, ce silence de deuil ? Qu’ajouter, semble dire Raczymow ? Une « subjectivité au travail » s’éteint, un livre se ferme. Mais quelle trajectoire ! La pudeur s’efface devant l’outrance. Le poing jeté à la gueule de la mort appelle le respect. Dont acte. C’est un beau livre d’accompagnement, un de ceux qui font rêver, sans cesser un instant de dévisager l’essentiel.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 571 [octobre 2004]

P. Perrin, Courbet, in Franche-Comté

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