Réponses à deux questions de Patrick Amstutz [opération Saute-frontière, 11 octobre 2002]

Réponses à deux questions de Patrick Amstutz
[opération Saute-frontière, 11 octobre 2002]

Il faut rire avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. La Bruyère, Les Caractères — Du cœur

I. — Peut-on habiter une langue comme on habite un pays ?

Habiter signifie vivre, demeurer en un lieu. Or la langue n’est pas un lieu ; elle est un moyen qu’ont inventé les hommes pour asservir autrui. Les bêtes qu’on tient pour leur viande n’ont pas de langue. Elles ignorent tout des dazibaos. Elles se laissent assassiner. Une caresse, un mot les paient de nos atrocités. Pour nous, l’amour, fût-il réduit au seul désir de possession, n’a pas besoin de… ne disons pas de langue, mais de mots. L’emploi de la langue est totalitaire par nature. La question posée n’a rien d’innocent. La comparaison qui structure celle-ci, en effet, force le trait d’égalité entre un acquit culturel [la langue] et une apparence de choix géographique. Une apparence, car c’est plus l’habitude qui fait l’habitat…

Habiter un pays, c’est passer dans le lieu qui porte le nom de ce pays une plus ou moins vaste part de son temps. Or on peut travailler, vivre, aimer, voire écrire, tout ce que vous voudrez, sur autant de lieux différents. Si l’on admet cette évidence — l’existence est faite d’instants qui tout ensemble se chassent les uns les autres et s’entrecroisent, s’interpénètrent —, habiter recouvre une notion plus complexe que celle arrêtée par les dictionnaires.

À la lumière de cette complexité, chacun pouvant comprendre, voire parler plusieurs langues, en habiter une plutôt que l’autre devient artificiel. Un tel travaille en anglais, profile ses ruts en russe, se goinfre en français. Quelle langue habite-t-il ? Le jeu vaut-il qu’on s’y perde ?

Un pays qui n’aurait pas de langue, en revanche, ne serait rien pour l’homme. L’homme a marché sur la lune ; il ne l’a pas habitée ; la lune a fait pschitt ! Le Petit Prince dans le désert, si la rose ni le renard ne le visitaient pas, mourrait. La vie intérieure n’abreuve pas seule la solitude. Réciproquement, une langue qui n’a plus de pays est souvent condamnée. La diaspora et la déportation ont beau attiser les résistances, les langues meurent. Le culturel forcené ni les attentats aux couleurs du passéisme révolutionnaire ne ravigotent que des momies. Le corse est promis à quel avenir ? La vie d’une langue est partie prenante de la réussite économique de ceux qui la parlent. Patience : le chinois dévastera l’américain ! Mais pour l’instant, le français verse à l’égout. Il prend eau de partout. La mode, la bêtise, l’inconséquence le ravagent. De même que le Franc n’existe plus qu’en Suisse, le respect, l’amour de la langue se cantonnent dans les pays frères. Nos gouvernements de gauche et de droite étranglent au reste la francophonie. Les signes ne trompent pas. La dépouille de Senghor n’a pas honoré la France !

Une chose est cependant certaine. Aucune langue ne remplace un pays. Le désert reste le désert. La langue sans les sens n’est rien. Ce sont les sens en effet qui la traversent, la nourrissent. Qui aurait eu l’impudence de déclarer à Soljenitsyne, en 1974 : « On ne vous a pas chassé de Russie : il vous reste le russe, il vous reste la langue ! »

Aimer une langue en revanche, ne peut se faire sans passion. Et voir la langue française se défaire, s’abandonner, se laisser occuper par la déferlante économique mondiale, voir ses élites collaborer à son extinction programmée, se dénigrer elle-même enfin, fait froid dans le dos.

Écrire dans une langue dont tout porte à penser qu’elle sera morte dans peut-être un siècle n’engage guère à l’outrecuidance, à la suffisance. La langue française court le risque de devenir un charnier, mais je n’habite pas sur cette frontière. J’y suis invité. La politesse exige le silence. Dont acte. — Continuer la lecture…


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