Réponses à deux questions de Patrick Amstutz [opération Saute-frontière, 11 octobre 2002]

Réponses à deux questions de Patrick Amstutz
[opération Saute-frontière, 11 octobre 2002]

C’est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule : il faut plus que de l’esprit pour être auteur. La Bruyère, Les Caractères

II. — Possède-t-on une langue ou est-ce elle qui vous possède ?

Le propre d’un chiasme est de verrouiller la pensée. C’est ce qu’on apprend au lycée. « La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie. » Il convient d’abord de déverrouiller la question.

Le double sens ici prêté au verbe posséder est limpide. Posséder une langue est une petitesse de prof. C’est une aberration. Le langage met au monde chacun. Mais la grammaire est sans fond. Il n’est pas un manuel qui résolve tous les problèmes. Et ne parlons pas du vocabulaire où le premier corps de métier venu peut coller des milliers d’autochtones. [Qu’est-ce qu’un arbalétrier dans une charpente ?] On ne possède donc pas une langue. On la pratique avec plus ou moins de bonheur. On la fait sienne, on la fait évoluer. Courriel est canadien ; ce mot-valise est une réussite. L’abracadabrantesque en était une autre. Ce mariage forcé de l’enfer avec le non-sens, l’inculture journalistique l’avait baptisé à tort un néologisme.

À l’autre extrémité, une langue peut-elle posséder un quidam ? Qui croit encore au démon ? Le structuralisme a triomphé, croit-on. L’inspiration est passée de mode. La seule utilisation de ce mot fait de celui qui l’emprunte un réactionnaire. Relisez le Discours de Stockholm de Claude Simon — un des rares auteurs du Nouveau Roman qui s’avère inspiré. C’est le véritable sujet de la question posée. Le détour était peut-être nécessaire.

Pourquoi écrire ? La réponse est complexe, mais non pas insurmontable. Écrire, pour un écrivain, c’est rentrer en soi pour mieux en sortir ou — ce qui revient au même — sortir de soi pour mieux y rentrer. Les deux attitudes sont complémentaires ; elles se chevauchent. Au-delà se greffent mille détails. Il y a l’ambition, la naïveté, le talent dont on ne parle plus, comme s’il n’avait aucune importance, comme si le travail tenait lieu de tout.

Quelle que soit la nécessité qui commande à l’écriture (pensez à Balzac, à Saint-Simon), force est d’intégrer d’autres facteurs. L’écriture est aussi un acte de communication. Ce mot fait-il vomir les soi-disant intolérants à l’intolérable, on n’admettra pas pour autant qu’un auteur n’ait rien à dire. La littérature pure est une pure imbécillité. Chaque homme est une mine de désir. Croire l’écrivain désintéressé, c’est aggraver la complicité avec les baudruches. La modestie est la qualité d’un homme sûr de soi.

Commère l’aurait-il oublié ? « C’est entendu, il y a ceux qui écrivent des livres et ceux qui écrivent tout court. Les uns savent où ils vont, les autres ne le savent pas, ne le sauront jamais. » La ségrégation, la suffisance, le sophisme se font ici la courte échelle. Le propre de « ceux qui écrivent tout court », c’est l’inconnu ; les mots attendus sont ceux qu’on n’attend pas ; mais il n’y a pas de littérature sans construction poussée à son comble. Sylvie de Nerval l’atteste, entre mille ouvrages. Cependant, il est plus facile de contredire que de rayonner. Les cliquetis ne garantissent pas plus le charisme que la semence n’est une preuve d’amour. Ce sont là pourtant les deux seuls gages de notre pouvoir de métamorphose. Dans le premier cas, on rend à l’auditeur l’intégralité de son intelligence ; dans le second, c’est l’autre qui respire en nous, parce que nous respirons en lui. — Je laisse le soin de juger si je possède ma langue ou si c’est elle qui me possède !

Une langue en tout cas n’est ni un dortoir, ni un trottoir, ni une villégiature, ni un champ de labour, ni une plage, ni une décharge, ni un gazon aux reflets anglais. Elle serait plutôt l’origine du monde — on n’est pas voisin de Courbet pour rien — et notre linceul, s’il reste un lecteur pour les fins de civilisations, après que le français aura cessé sa présente agonie.


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