Jean Orizet : un héritier de Borges, poète de l’entretemps [IV]

Un Héritier de Borges
Jean Orizet poète de l’entretemps [IV]

Ce n’est pas seulement le résultat d’un travail d’artisan, mais d’une fidélité à soi-même – qui permet la maturation du vécu et de l’imaginaire – doublée d’une honnêteté rare, en ce que l’auteur tel un peintre ne craint pas la retouche. À le suivre de la sorte, on entre dans un labyrinthe ; il l’a voulu et l’on comprend qu’il révère Borges tel un dieu en écritures.

Cependant, à suivre Jean Orizet en ses fidélités qu’il agrandit en les resserrant, on resterait à la surface de cette œuvre qui mérite une plus ample attention. Car si le propos général est d’exorciser la mort – et en cela Jean Orizet participe bien de l’art tel qu’il apparaît sur tous les continents à travers les millénaires –, sa matière à lui ne laisse pas d’être singulière.

Tout d’abord c’est un observateur que tout intéresse, et pas seulement l’homme, mais le brin d’herbe et le cosmos, la mousse et l’oiseau, le tout au service d’une interrogation sur la place de l’homme sur la terre.

Dès L’Horloge de vie, qui remonte à 1966, on peut lire :

Nous regardions le sel figer sur nos poitrines
comme pour recréer, hors de son élément,
et néanmoins vivante, cette immobile activité
dont la puissance même nous paralysait.

Ou bien ce poème de Niveaux de survie paru en 1978 :

L’Hirondelle de Sidi Bou Saïd

«  Elle est apparue au moment où la voix chantante du muezzin appelait à la prière du soir.
« D’abord, elle a semblé s’immobiliser à la verticale du Café des Nattes, mais un léger souffle l’a fait glisser sur son erre, et, l'espace d’une seconde, la ligne de ses ailes s’est confondue avec celle où la mer et le ciel se marient.
  « Puis, reprenant sa descente, elle fut soudain la note mobile et sombre sur le blanc des murs et le bleu des moucharabieh.
  « L’air commençait à sentir le jasmin, une brume tiède montait de Carthage, quand l’hirondelle plongea vers le port où elle redevint cette voile dont la magie du lieu lui avait, pour un temps, permis de quitter la forme. »

Enfin, dans La Poussière d’Adam, la double page intitulée La Tourterelle de Kom-ombo

« […] Tandis que j’observais le cylindre du puits et la marche de l’escalier menant au bord inférieur de la margelle, je vis une tourterelle, très vive d’apparence, venir s’y poser. Soudain elle se coucha sur le côté, comme pour se rouler dans la poussière. Je la quittai des yeux un instant afin d’observer la découpe en clé de vie formée par l’orifice du puits et de l’escalier. Cette “clé de vie” était, pour les anciens égyptiens, un symbole de puissance et de fertilité. Mon attention revint sur la tourterelle dont l’immobilité me parut, d’un coup, suspecte. La vie semblait l’avoir quittée. J’eus peine à le croire et voulus vérifier. Je descendis les marches menant au puits et poussai l’oiseau du bout de ma chaussure : paupières closes, il était bel et bien mort. Sans doute avait-il épuisé son “espérance de vie”.
« Je ne pus m’empêcher de voir dans ce petit fait resté inaperçu de mes compagnons, un signe de ténuité face au poids des symboles massifs qui m’entouraient. Mais j’y relevai surtout l’ironie du sort qui m’avait fait assister, sur les rives du Nil, à cette mort emplumée, aussi discrète que pouvaient être arrogants et démonstratifs les rites pratiqués jadis par les prêtres de ce temple. L’ère chrétienne avait commencé, le pouvoir de Pharaon s’achevait, remplacé par celui des Grecs puis des Romains qui avaient mêlé leurs divinités à celles du peuple conquis. La tourterelle de Kom-Ombo était devenue, sous mes yeux, le cadavre minuscule d’un immense empire évanoui. » — Continuer la lecture…


Pierre Perrin, La Bartavelle n° 7, octobre 1997 — repris dans J. O. Le voyageur de l'entretemps, éd. Mélis, 2004


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