Jean Orizet : un héritier de Borges, poète de l’entretemps [III]

Un Héritier de Borges
Jean Orizet poète de l’entretemps [III]

« Patrick est un autre compagnon d’entretemps, contemporain celui-là. En sa compagnie j’avais “découvert” ou “inventé” cette manière d’être au monde, voici bien des années. Nous étions dans le pays d’Argoat quand notre voiture tomba en panne au carrefour de plusieurs routes départementales. Les abords de ce carrefour étaient occupés par trois cafés et deux épiceries. Tout y était banal et gris. D’emblée, nous éprouvâmes une sensation de malaise ; il nous semblait qu’ici le temps était entre parenthèses, que ce carrefour s’identifiait à une topographie de l’absence de temps, à un silence de la durée. Pour qualifier cela, le mot d’entretemps me vint à l’esprit. Rentré à Paris j’écrivis ce court texte et l’intitulai “Le carrefour de l’entretemps” […].
« Ensuite, l’idée fit son chemin. Nous en parlâmes souvent, Patrick et moi.

« Mon cœur se serre au moment où j’écris ces lignes : mon ami, à son tour, vient de prendre congé de la vie en se tirant une balle en plein cœur. Le revolver dont il s’est servi est un modèle ancien à poudre noire, colt Navy calibre 38 qui m’appartint jadis. Patrick aimait les armes et la mienne lui plaisait tant qu’à la fin je lui en avais fait cadeau. Faute de revolver, il aurait trouvé un autre moyen de se tuer, pourtant j’ai, sans le vouloir, armé sa main. [...] Cette route que l’entretemps, dont il était un adepte, pouvait ouvrir devant lui, s’est terminée en cul-de-sac, comme la ruelle où Nerval a gommé sa vie. Patrick vivra désormais, pour moi, dans ce domaine illimité né de la collusion de l’espace et du temps dont nous avions, ensemble, imaginé la carte. Nous étions convenus cependant que l’entretemps ne se gagne ni ne se poursuit dans la souffrance. A-t-il cherché comme ultime recours une autre possibilité, un entretemps de la douleur ? Je ne le saurai jamais.
« Puisqu’il aimait autant que moi la découverte d’horizons nouveaux, qu’il voyage en paix maintenant, avec ses poèmes pour viatique. Patrick, après Gérard, marche à mon côté. »

La nécessité ici se passe de commentaire.       

Les corrélations, échos, reprises paraissent innombrables, non seulement des poèmes aux proses et des proses aux poèmes mais encore des récits aux récits. Ainsi La Poussière d’Adam propose-t-elle un « Portrait de Jorge Luis Borges assis » qui reprend pour l’essentiel, à peine reconnaissables, transformées, les cinq pages consacrées à ce même auteur dans Histoire de l’Entretemps. Ces rapprochements, qu’il serait fastidieux de multiplier, ne déroutent en rien à la simple lecture ; ils témoignent d’une subtile intelligence, d’un art consommé de la composition. Ils éclairent surtout une volonté de résister au temps qui détruit tout. Jean Orizet propose une réunification de l’humain par-delà les siècles. Car cette notion de « l’entre-temps » en un seul mot, il la définit comme la quête d’un état de vivre. « Pour y accéder, il faut tenter de franchir les murs de l’espace et du temps par la mémoire, l’invention et peut-être la fantaisie. » Pérégrin aux aguets, il propose une vision du monde dont l’ampleur augmente à chaque nouveau titre. La culture chez lui se fait légère, l’humour baigne chaque page. Voilà un poète qui parvient à faire de son destin un rêve aérien. Il allie en effet l’Histoire la plus précise, à travers des faits circonstanciés qu’il rééclaire sans peser, avec une impalpable charge de poésie.

Cette inépuisable recherche du mot juste, de la sensation vraie justifient par surcroît ses reprises. Ainsi ces quatre vers extraits des Poèmes [1990], repris de Dits d’un monde en miette [1982] : « Il est des pays terribles / où la plupart des habitants / ont à la place du visage // une cible », deviennent à la dernière page d’Hommes continuels :

« Il est des pays terribles
où les gens qui vont au marché
ont sur le visage, imprimée,
une cible. »

L’amélioration dans le sens de l’efficacité, par une réduction des moyens (la suppression d’une ligne sautée avant « une cible » telle qu’elle apparaît dans le premier état) et une universalité à travers la réalité la plus précise (« les gens qui vont au marché / ont sur le visage, imprimée ») est incontestable. — Continuer la lecture…

Pierre Perrin, La Bartavelle n° 7, octobre 1997 — repris dans J. O. Le voyageur de l'entretemps, éd. Mélis, 2004


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