Un Héritier de Borges
Jean Orizet poète de l’entretemps [II]
Si des recueils collectifs Char avait le secret, le don d’ubiquité de cette œuvre va plus loin. De Histoire de l’Entretemps, en effet, premier volume dont le sous-titre est La Rame d’Ulysse, il s’avère que l’argument, exposé dans l’avant-dire, apparaît en concentré dans un poème d’En soi le chaos, dix ans plus tôt, lui-même repris de Silencieuse entrave au temps écrit en 1970-1971. Il n’est que de comparer. Le dernier paragraphe du poème dit : « Lorsque, voiture réparée, nous avons franchi les limites du carrefour, la nuit était venue, mais pour nous seuls : le cœur des maisons qui s’éloignent continue de battre dans la sérénité grise de l’entre-temps. Quelques kilomètres après, la voiture est tombée de nouveau en panne ; la réparation du garagiste de l’entre-temps n’avait pas “tenu”. »
Et le troisième paragraphe de l’avant-dire :
« Quand nous avons franchi les limites du carrefour, la nuit était venue mais pour nous seuls ; le cœur des maisons qui s’éloignaient continuait de battre dans la lueur grise de l’entretemps. Quelques kilomètres après, notre voiture tomba de nouveau en panne. Nous n’en fûmes qu’à moitié surpris : la réparation du garagiste n’avait pas “tenu” ; elle ne pouvait pas tenir. Nous dûmes abandonner le véhicule et poursuivre notre voyage en train. De retour à Paris, j’écrivis sur cette mésaventure un court récit qui faisait apparaître l’idée d’entretemps. »
Le tiret dans l’intervalle a été supprimé, le mot s’est unifié, l’émotion proliféré, et l’intuition devenue un monde tel qu’Orizet a proposé quatre volumes sur ce thème, à ce jour.
La suite de la première page de La Poussière d’Adam, donnée en ouverture, renvoie explicitement à un poème :
« […] Lecture faite de Suarès,
un poème commença de germer en moi. Il allait de
la mort à la vie, de la nuit au soleil, du vide à la connaissance,
du chaos à l’ordre, de la misère à la grandeur
; André Suarès nourrissait de la sorte son lyrisme et le
mien. il faut aimer les morts et forcer I’humanité vite oublieuse
à ne perdre
ni sa mémoire ni son élan. Au feu mesuré de la chair
vive, je m’invente homme alangui dans une aube de l’âme,
essayant d’adapter mon destin à celui du soleil, seul
principe absolu, seule force in-vaincue. Au long d’une journée,
d’une année, d’un siècle, de renaissances en
avatars, avec Osiris, Apollon, Vichnou, Mithra, Jésus, je vénère
cette clarté en suivant le mouve-ment des eaux, le cycle des germinations.
Il faut aimer les morts, adoucir leur souffrance ; il faut aimer l’aiguillon
même de la mort qui incite un monde paresseux à vaincre sa
torpeur.
« Tissé de banals messages, le
visible bavard embrume notre esprit. D’où ce besoin, pour
moi, de trouver sur la planète la source du silence peuplé.
Donner un visage à mon regard sous le signe de l’entretemps
: tel est le sens de mon écriture […] »
Ce poème, on le trouve inséré dans cette sorte d’anthologie perpétuelle qu’est le recueil de 1994, Hommes continuels. Le voici, dédié :
« I.m. André Suarès
« Au feu lent de la chair vivante, des visages familiers s’estompaient sur les tablettes du savoir. Homme encore alangui dans une aube de l’âme, j’adaptais mon destin à celui du soleil. Pour toute une journée ou bien toute une année, Osiris, Apollon, Vichnou, Mithra, Jésus m’accompagnaient dans cette course. Nous suivions l’errance des peuples, la poussée des glaciers, la marche des typhons. Il nous fallait aimer les morts afin d’adoucir leur souffrance, il nous fallait aimer l’aiguillon même de la mort par qui le monde paresseux parvient à vaincre sa torpeur. Le visible bavard livrant trop de secrets je voulus découvrir la source du silence, identifier mon propre battement. »
Mais plus encore, dans Le Miroir de Méduse [1994], Orizet réutilise la narration du poème initial des années soixante-dix éclairé de ce qu’en avait ajouté pour partie sa reprise amplifiée en 1985, en un bref chapitre (à peine deux pages et demie). Il faut lire ces lignes intitulées : — Continuer la lecture…
Pierre Perrin, La Bartavelle n° 7, octobre 1997 repris dans J. O. Le voyageur de l'entretemps, éd. Mélis, 2004