Yves Mabin Chenevière : l’Invention du silence

Yves Mabin Chenevière, L’Invention du silence
éditions de la Différence, 2000

Voilà cent soixante pages bien peu ordinaires. Tout d’abord, à suivre la ponctuation, elles exigent le souffle ; il n’est pas de repos ; c’est un cap, une péninsule, un continent, une mappemonde que crée la phrase, sinon universelle, du moins unique de cet ouvrage. Il n’est de point que final. Cependant la composition générale retient l’attention. Se succèdent en effet sur les pages impaires soixante-quatorze ensembles de trois quatrains (sauf une fois, il en est quatre) que complète au verso un distique (à quatre exceptions près). Il serait donc offert une sorte de colliers de sonnets, dans une présentation gauchie à l’image de la langue croisée à part inégale de baroque et de classicisme. Enfin la lecture exige un effort. Car à partir d’un sujet grammatical et de réflexion, Yves Mabin Chennevière fait prospérer une métastase de propositions que n’allège guère une pléthore d’adjectifs. C’est son côté baroque. Sans doute conscient d’ailleurs de sa pente à l’adjectivation, il recourt à la juxtaposition des noms chère à Hugo. Au vieux socialiste qui chantait « le pâtre promontoire au chapeau de nuées », Yves Mabin Chennevière renvoie l’écho de la langue meurtre, de l’appel simulacre et des réseaux stigmates, entre autres. Plus généralement, son poème a pour le trouble dont il procède un goût d’ombres égorgées, chaudes encore des concepts qui les ont engendrées. Toutefois le lecteur pressé qui, sur la foi d’une telle annonce, ne resterait pas incrédule, manquerait, à se détourner de ce livre, une rencontre.

Tel que l’indique déjà le titre, en effet, L’Invention du silence interroge à l’entour de la mort que faire, que dire, que taire depuis le ciel jusque sous la terre. Quoi qu’il en soit, il n’est d’honnêteté qu’à juger sur pièce :

Dans la chair fluide des mémoires réservées
le frisson du néant inscrit sa marque neutre,
déshydrate le sang de la vague reflux,
exige une rançon de la désespérance,

rien n’émeut plus le négateur serein
son attente du jour a l’odeur de la nuit
sa haine est paisible, sa passion léthargique,
son histoire a le nom des cendres dispersées,

le regard de la mer est le regard des morts,
la patience du tiède pétrifie l’évasion,
dans la chair putride des heures insatisfaites
le frisson du néant se repaît de dégoût,

l’appel des victimes n’émeut plus que les morts
leurs noms sont les mêmes, leur solitude aussi

À l’évidence l’interrogation est d’ordre métaphysique et cela lui confère une légitimité que les seuls adeptes du divertissement pascalien, les forçats de la Fête aux têtes en forme de testicules vides, lui refuseront peut-être. Il s’en offusquerait peu. Il stigmatise « le répugnant besoin du bonheur ridicule » ; il sait l’empire des masques, le « mitoyen silence » et jusqu’à « l’illusion d’une survie pérenne ». Il écrit, loin des leurres, la danse de « l’âme du temps sur l’extinction du monde ». Et passent là ces vers que la mort même ne peut écarter : « les vaincus se consolent en rêvant de victoire, / les vainqueurs se désolent de ne servir à rien. » À qui douterait encore — seul le fanatique exécute ses doutes et ses semblables —, j’offre la lecture de l’unique poème écrit à la première personne dans ce livre :

L’œil n’est pas l’œil, la main n’est pas la main,
engendré le corps n’est le corps de personne,
le monde transmissible n’appartient pas au monde,

qui regarde quand je regarde,
qui touche quand je touche
qui vois-je quand je te vois,
qui prends-je quand je te prends ?
l’immuable est le propre des dieux; l’infini
ne protège ni les corps de la mort
ni de l’oubli la mémoire,

qui écoute, qui pleure, qui saigne, qui sourit ?
qui m’aime ne m’aime pas, non plus qui me tue,
sans le vouloir le temps dénature ce qui est,
interdit de punir un coupable innocent,

qui regrette sa vie qu’il n’aura pas vécue ?
en passant le temps efface le passage du temps

On voudrait que tout prenne cette altitude de l’âme au regard de la mort, nue, sans détour, sur le bord de la fosse ou bien à l’angle du bûcher. C’est en tout cas sur ce chemin où les épines ne manquent pas mais où fleurissent aussi les églantiers que nous précède Yves Mabin Chennevière, tandis qu’indifférente la terre poursuit sa transhumance.

Pierre Perrin, Aujourd’hui poème n° 15, décembre 2000  et Poésie1/Vagabondages n° 25, mars 2001

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