Pierre Perrin  article sur Béatrice Libert Être au monde [la Différence, 2004]

Béatrice Libert, Être au monde
éditions de la Différence, 2004

Est-il incongru d’interroger où l’on va ? L’ivresse de la déconstruction, en art, appelle l’arrêt sur image. Les mouvements littéraires que retiennent les manuels s’avèrent sans appel. On vient de passer un siècle, en France, qui a commencé avec Apollinaire pour s’achever sur Sollers. Et on s’enchante d’en commencer un nouveau sous l’angle de Houellebecq. Soit ! Ce qui s’écrit dans les marges, et qui mérite notre regard, demande un espace de traverse, ici pleinement accordé.

Le recueil de Béatrice Libert vient en effet à contre courant de ce que je décris plus haut. Le vertige qu’elle célèbre, annoncé dès le titre, souligné tout au long des six parties, tendues et variées, tend au “miracle d’exister”. La mode est à la resucée de la poésie inadmissible ; tant pis pour ses suiveurs ! Ici, on chante. Une comptine apparaît même dans un rai de tendresse. Et, comme si cette poétesse belge prenait un peu la relève de Renée Brock, elle aussi parle de ses deux fils, de leur “bouche si belle à téter la vie comme un ciel”.

La gravité s’écrit sans peine, presque avec légèreté. « Je songe, dit la pierre / et j’en deviens sable. » Non contente de penser, elle aussi, son époque, au point de lui consacrer une “prière pour le millénaire”, Béatrice Libert pratique l’évocation la plus concise. « Nos gestes ne combleront jamais / l’abîme de nos voix. » Quand il ne reste guère que le polar pour donner dans la métaphysique, on se réjouit de retrouver cette dernière au détour d’un poème.

Voilà donc une poétesse, comme on disait naguère une doctoresse ou une maîtresse, qui écrit des poèmes non seulement lisibles, mais toniques. Elle est femme et le don l’emporte sur les ruines du poétiquement correct. Chez elle, où l’image garde naturellement sa raison d’être, il fait bon lire. Elle n’est gardienne d’aucun troupeau, c’est bon signe, d’autant qu’elle n’en aiguise pas moins ses crocs pour parer toute morsure fatale, prévient-elle.

Les amateurs aimeront à sa juste valeur cette poésie libre, au seuil d’un siècle bien parti pour de nouvelles impostures.

Pierre Perrin, Poésie 1/Vagabondages n° 39, septembre 2004

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