les Flibustiers de la Sonore de Michel Le Bris, éditions Flammarion, 1998

Michel Le Bris, Les Flibustiers de la Sonore
éditions Flammarion, 1998 [suite et fin]

Fidèle à la loi du roman d’aventure, l’auteur travaille davantage ses masses, et les effets qu’il en tire, que les personnages. Ces derniers ne se lèvent pas tous de l’ère platonicienne. Il est des ombres « aux épaules de grizzly », qui passent. La femme attend, ou court la steppe. De tous les personnages, seul ou presque Nicolas, qui tient la caméra narrative (en ce prêt-à-porter cinématographique), est doté de ces stigmates croisés de bonheurs perdus qui témoignent de l’âme de l’enfance en lui. Mais bien que dépourvu d’un passé spécifique, intime, chaque héros n’en existe pas moins. De toute façon, presque tous font corps. Leur appartenance à un groupe est plénière, souvent vitale, et de ce fait suffisante. Comme c’est dans le traitement des masses qu’excelle Michel le Bris, là, sa phrase bouillonne, craque, explose, fuse vers un ciel métaphorique prêt à renverser la vapeur, à s’insinuer dans chaque nerf du lecteur – durablement conquis. Le chapitre 11 de la première partie, par exemple, atteint au chef d’œuvre, dans le genre. Il est un autre domaine où l’auteur manifeste également sa toute puissance de conviction, c’est lorsqu’il démonte la manipulation politique (le lecteur, s’il a été jeune, excusera la redondance), le plus souvent telle « une partie de billard à trois bandes ».

Toutefois le lecteur encore, qui a relu les nègres de Dumas et Zola, et trouvé depuis ce temps-là du meilleur, le lecteur qui va sa vie sans excès de nostalgie, qui a vu croître et parfois culminer son plaisir à certaines pages des Limbes du Pacifique ou du Chercheur d’or et de La Quarantaine, pour rester sur le registre que traite Le Bris, le lecteur de La NRF, adulte et qui n’attend rien qu’être ravi de tout son être de lecteur, se posera quelques questions. La déflagration d’un « le camp, bientôt, bruissa de la rumeur », page 501, chassera-t-elle de moindres négligences accumulées ? Plus sérieusement, naguère chez Tournier, chez Le Clézio maintenant, la pâte métaphorique offre tout ensemble une richesse plus soutenue et plus d’onctuosité. Le grain de la voix, chez eux, on peut presque le saisir comme un reflet de l’or. La voix est sans cesse amenée au plus près de ce qui fait l’être ; elle sourd d’une cage thoracique invisible mais que le livre avec lui transporte en secret. Et, l’un n’allant pas sans l’autre, le poids de la réflexion dépasse le manichéisme à quoi semble en rester celui qui a rapporté une légende seulement, quand on attend, tout humain que l’on est, une sorte de secret, un sésame qui rende habitable l’éternité, ce leurre des morts. Cependant Michel Le Bris a peut-être entrouvert ce royaume, en le dévorant à belles dents, lorsqu’il fait dire à son héros qu’on va fusiller : « Tout est simple, maintenant. Et, là-haut, il me laisse en paix… » Ce “tout est simple”, René Guy Cadou le répétait, comme l’Histoire, à la fin de son poème « Les Fusillés de Châteaubriant », voilà un peu plus de cinquante ans.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 548, janvier 1999

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