Poèmes périssables d’Abdellatif Laâbi [à la Différence]

Abdellatif Laâbi, Poèmes périssables
éditions de la Différence

Ce poète marocain d’expression française s’est installé en France voilà quinze ans. Il avait co-fondé la revue Souffles dont la ligne politique n’était pas neutre. La revue interdite après six années d’existence en 1972, Abdellatif Laâbi avait alors été condamné à dix ans de prison. Une campagne internationale l’a soutenu dans cette épreuve, lit-on dans le deuxième tome de l’Anthologie de la poésie française du XXè siècle qui vient de paraître en Poésie/Gallimard. En fait, en France et en 1978 paraissait son quatrième ouvrage, aux inéditions Barbares. Celui-ci, constitué d’admirables lettres de prison (à sa femme, à ses enfants, à des amis), de poèmes et d’un fragment de journal, s’intitulait Chroniques de la citadelle d’exil. J’en avais rendu compte dans une revue que je dirigeais alors. Bien que j’ignore si l’ouvrage de Laâbi est encore disponible, j’invite le lecteur à le trouver. Si une légende doit accompagner ce poète en effet, elle prend sa source dans ces lettres. Il y a là, dans ce dernier cercle de l’enfer qu’a vécu Laâbi, une ouverture au monde d’une rare dignité. Le ton tout à la fois d’exactitude et d’humilité qu’on retrouve dans ces Poèmes périssables avait été donné d’emblée. La mode était au formalisme outrancier. Au nom de la liberté, l’avant-garde conduisait sa politique de la littérature brûlée. Abdellatif Laâbi, lui, écrivait pour vivre.

Le titre déjà de ces Poèmes périssables en dit long sur la fidélité à soi-même que manifeste l’auteur. On ne quitte pas la vie ; c’est elle qui nous quitte. Et « plutôt que sens », écrit-il, mieux vaut lui « donner consistance ». Dont acte. Chacun peut en vérifier l’exactitude à chaque page.

J’ai cru par l’esprit / me libérer de mes prisons / Mais l’esprit lui-même / est une prison / J’ai essayé d’en repousser les parois / J’essaie toujours

Ainsi dans ce recueil organisé en cinq parties qui se répondent, Abdellatif Laâbi saisit par le poème (principalement au début et à la fin) et par des sortes d’aphorismes toujours concrets, l’existence. Un sentiment parcourt le livre, celui d’une solitude habitée. Cette remarque la donnera peut-être à réaliser : « Où est l’ami / qui t’appelle / juste pour te dire bonjour ? » La politique n’a pas pour autant déserté l’encre de Laâbi :

Au lieu / d’égorger un mouton / pour la naissance d’un enfant / pourquoi ne pas planter un arbre ?

Telle est la ferme délicatesse qui anime cette écriture. Lire Laâbi, c’est entrer dans l’eau du temps et multiplier les cercles concentriques autour de sa propre mémoire. C’est prendre la mesure de notre précarité. C’est trouver la poésie en plein cœur.

Pierre Perrin, Poésie 1/Vagabondages n° 22 – juin 2000

Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante