Roger Kowalski, Poésies complètes [fin]
C’est pourquoi tel un symboliste, mais qui aurait traversé plusieurs désastres, il crée cette œuvre trouble, troublante et souvent trompeuse. Tandis qu’elle paraît limpide à l’œil distrait, à qui lève les paupières pour l’interroger elle révèle son vrai visage qui est funèbre. Gracq acquiesce à un monde que répudie Kowalski. L’état, de veille ou de marche, oblige en effet à un retour sur soi, que commande la précarité. Mais dans celui-ci même, l’interdit, l’humilité par force et l’emprisonnement constituent l’aliénation de la vie entière dont rend compte le poète. Quelle que soit l’espérance, la voix ne peut que se faire plus basse. Le cri répudié, le ton s’ajuste au constat. L’altitude précède la chute. Lors même que l’auteur, devant l’énigme à tête de mort, userait d’un sentiment, il s’interdit l’abandon de soi. Tenir est sa devise, sans ostentation ni faiblesse. C’est pourquoi encore la suggestion règne en maîtresse dans cette œuvre. L’ellipse, l’allusion procurent à ces pages cette légèreté qui est le comble du désespoir.
« Essaie de dormir ; tu n’entreras pas de bon gré dans les cavernes où pourrit la sagesse ; le hasard un jour t’y conduira pourtant d’une ruineuse main ; ton âge répondra par un cri de dégoût. » Le quotidien récusé, la mort plus encore, le songe ramène presque mythiquement vers l’origine. L’être dans les mailles du temps, à la différence de l’araignée dans sa toile, ressaisit « les dires oubliés, les mares tremblantes ». Tout l’enjoint à faire pivoter la tête derrière son épaule. « Il n’est mémoire ici que ne hante l’enfance. » Un secret perce peut-être à travers ces vers de jeunesse :
celle qui se penchait
sur le livre entrouvert
à la lumière
un peu faible de la lampe
celle-là qui
parfois appelait le vent
de paroles aux vieux
temps semblables
dans mes demeures de pierres noires
j’en écoutais
le tendre cours et le délire
Quoi qu’il en fût, la mort a exercé contre Kowalski un empire perceptible d’un bout à l’autre de l’œuvre. La menace est, à l’aune de la réponse que le poète lui oppose, partout présente ; la grandeur, à la mesure du handicap fixé sans ciller. Le poème, plus ramassé qu’un caillou sous un poing, se délivre toutefois en prière. À l’image de cette métamorphose, le poète a choisi de s’écrire hors du temps : « Derrière la jalousie dont chaînes et cordes sont ruinées la fenêtre est close sur un mur ; vitres et menuiserie m’enferment aveuglément comme il convient. » Peu importe la vérité ; l’aporie, sa seule incarnation mais sans cesse rejetée, lui interdit d’être définitive. Demeure une posture de veilleur que la mort, depuis un quart de siècle, ne peut pas effacer ni détruire, dès lors que des vivants – des amis d’une fidélité sans œillères – la reprennent à leur compte.
Ce livre a tout à vivre. Le feu jadis éloignait les loups ; la braise restante assemble des hommes nouveaux. « La nuit continue mon regard », assurait déjà Roger Kowalski, sur la pointe des pieds. Les Poésies complètes forment une étoile qui brille à l’intérieur.
Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 557 – Avril 2001