Rutger Kopland : Souvenirs de l’inconnu [Gallimard, 1998]

Rutger Kopland, Souvenirs de l’inconnu
éditions Gallimard, 1998

Encadré de deux proses qui traitent de la fabrique, le choix de poèmes de cet auteur né en 1934 couvre l’œuvre entière, soit une trentaine d’années. Traduits du néerlandais par Paul Gellings, qui insuffle bien à chaque vers un rythme, ces poèmes, s’ils donnent à voir la maturation de l’auteur, frappent par leur cohérence. D’un bout à l’autre de cette brève anthologie, à l’entour d’une centaine de pages, en effet, la pensée, les émotions de l’auteur sont toutes au service de la mise en évidence de notre précarité. La traduction offre cet avantage redoutable de ne livrer que l’essentiel, l’os de la poésie ; ce qu’on appelle la magie de la langue quelquefois, cette haleine comme suspendue que suscitent les grands textes, le brio des assonances et des allitérations, gauchis, sont recréés mais dans une beauté d’emprunt ; le texte s’offre nu.

Rutger Kopland a le sens de la formule : « Une pierre parle, mais de quoi donc, de notre peur, de notre désir, d’être un tout, de tomber en morceaux. » Mais le plus souvent, le poème chez lui forme un bloc ; il est une chance de durée, d’une éternité d’autant plus relative que la langue à laquelle il appartient va sans doute s’effacer d’ici un siècle, la chance de rester tout de même un souvenir un peu plus persistant que les autres. Le dernier poème assure que le souvenir justement serait a contrario la preuve du bonheur. De vrais bonheurs, en tout cas, s’avèrent des poèmes tels que Départ de filles, Chien, Étang, parmi bien d’autres qui, toujours, tissent une relation, ourdissent à travers les années un décalage ; et le lecteur vacille, se perd pour mieux retrouver le fil de l’invisible.

Quant à la fabrique, si l’idée de Rutger Kopland n’est pas révolutionnaire, elle a toutefois le mérite d’être exposée avec une clarté de bon aloi. C’est que le poème, et la littérature tout entière, n’existe, ne vient au jour qu’à travers le patient agencement des mots. Écrire, c’est voir « naître, pas à pas, un moi en dehors de vous qui vous dit ce que vous voulez dire. […] L’écriture est une méthode pour découvrir ce que vous avez dans la tête. » Où l’on voit que la fabrique n’est pas la fabrication et que l’ouvrage ne peut rien offrir que l’auteur n’ait d’abord façonné de sa vie avec ses mots, au point de délivrer ce sésame : « Les vérités ne s’apprêtent pas à être trouvées quelque part, on doit les susciter soi-même. » À cette lueur, le titre étincelle ; l’oxymore à l’œuvre, comme le feu autrefois tenait en respect les bêtes sauvages, fait ici reculer la mort, tandis que l’essentiel dépasse une fois de plus les frontières.

Pierre Perrin, Poésie 1/Vagabondages n° 16 – décembre 1998


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