le recueil L’Hiver qui vient de Bernard Jourdan (Maison de Poésie, 1998)

Bernard Jourdan, L’Hiver qui vient
Maison de Poésie, 1998

Voilà plus d’un an déjà, dans le n° 5 de L’Estocade, Olivier Brun pestait contre la gérontocratie en littérature. Pour être né en 1918, Bernard Jourdan ne risque pas les foudres de notre jeune confrère. L’homme se tient en marge, au mieux à la lisière des Lettres de la langue française. La discrétion entoure les recueils aux tirages modestes qu’écoulent cependant de petits éditeurs. Ceux de Bernard Jourdan ont en commun de réaliser des objets de qualité. Le présent volume ne déroge pas à cette règle. De bon goût, à l’ancienne, avec une couverture à rabats et une vignette, un papier d’honnête grammage et des feuillets cousus, ce petit livre offre trente-huit poèmes en prose. C’est un premier sujet d’étonnement pour qui croyait Jacques Charpentreau le champion de la forme classique. Le poème en prose de Jourdan, il est vrai, fait la part belle aux archaïsmes aussi bien lexicaux que syntaxiques. On croirait lire quelquefois un La Fontaine du Var, sis sous les cigales. Mais la phrase fait preuve d’une telle vivacité dans l’expression que le poème ne souffre pas de ce qui pourrait dénoncer un passéisme certain. La phrase de Jourdan en effet est courte, nerveuse à souhait, sans précipitation cependant, en même temps que la pensée de-ci delà paraît trembler un peu, comme si elle voulait conférer au grand âge une authenticité supplémentaire. Ce dernier n’en a nul besoin. Sa parole se laisse aisément partager. Chaque poème est doté d’un titre, à l’image du sujet qui a suscité le poème entier. À partir de quelque chose de simple, un insecte, une ombre, une promenade, une ruine, Jourdan échafaude une divagation qui reste sensée, en même temps qu’à l’interstice du sujet et de la rêverie qui s’ensuit le lecteur prend à son tour une belle altitude. Il gravit les collines de l’existence. Cependant il arrive que le souffle tourne court. C’est le cas à propos d’un poème intitulé “Pour André Frénaud in memoriam”. L’évocation de celui qu’a si bien présenté Jean-Yves Debreuille (chez Seghers) une fois dépassée, on attend un combat de géant avec la mort. Au lieu de cela, Jourdan s’efface sur la pointe des pieds. L’épopée n’est pas son affaire. L’élégie toutefois n’appelle aucune larme sous sa plume. « Aussi loin, au plus loin qu’on s’éloigne, la glaise natale reste aux chaussures, la voix du père tremble dans le vent, le nom des collègues défunts remonte à la mémoire, et leur visage, et les péripéties d’un livre vingt fois lu et relu, et l’ineffaçable accent »…

Les sujets sont donc de proximité, contenus, continus. Loin du fracas, à distance des grands tracas, il y a là un charme certain. Ce n’est pas pour rien que Jourdan tourne autour de l’ombre et du phénix à plusieurs reprises. À première vue, il rapporte comment il habite par tous les pores de sa peau et de son âme une campagne qu’il sait regarder comme personne, de l’intérieur. Cette campagne sous sa plume prend parfois la couleur et l’enchantement des contes. À l’occasion, qui est rare, des filles s’y baignent « nues comme la main ». Mais le prix de ces pages réside plus encore dans le témoignage d’un homme au soir de sa vie. Ce qui l’emporte, c’est l’apaisement. Le corps tourne presque sur ses gonds, sans bruit. La plainte — Jourdan a connu les camps, il y a dans ce volume un poème admirable sur « les trains de nuits » — s’efface au profit de la compassion. Une douceur infinie baigne cet ouvrage. C’est le soleil couchant de l’humanisme que ces pages réverbèrent. Rien de mièvre ni de malsain. La lucidité ne se cantonne pas dans les allures martiales que les aboutissants de la modernité ont trop fait résonner sur certains pavés. L’humilité de Jourdan décapite plus d’ombres de matamores que ce numéro n’en pourrait contenir. C’est peut-être un signe des temps. Le dernier volume de Jean Orizet, À l’ombre douce du temps, va dans le même sens d’une paix toujours plus vaste à partager. Puisse le monde l’accepter et chacun davantage la faire gagner autour de soi.

Pierre Perrin, Poésie1/Vagabondages n° 18, juin 1999

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