L’Émotion à distance dans les poèmes de Jean Joubert

L’Émotion à distance
dans les poèmes de Jean Joubert [I]

Toujours ce fut ainsi, je reviens, j’interroge :
Combien d’années ? Quelles moissons ?
Même creux et même vertige ! Nul n’apparaît
que ces oiseaux qui craillent. Le temps
s’est-il figé sur ce théâtre plat
où n’entre plus ni ombre ni regard ?
Immobile alors, à ce prix.

Jean Joubert, Les Vingt-cinq Heures du jour

L’essentiel, aussi loin que je me souvienne, était de vivre et vivre exigeait d’accéder à l’essentiel. C’était, dans un équilibre instable, tenter d’avancer, une main dans la douleur, les doutes, les difficultés de toute sorte, l’autre à la recherche de la joie. Il y avait, écartée la tristesse, tant de beautés à saisir qu’il me semblait être aveugle. Goûtant la poésie, au fil de mes études je connus qu’elle devait être lyrique, faute de quoi me tombaient des mains tous les bibelots d’inanité sonore au premier rang desquels les partis pris des choses. À tant faire que de se rendre voyeur, à défaut de voyant, que cela touche du vivant. Le poème que j’aime ouvre donc une chambre d’échos dont les ondes rejoignent le monde où je tente d’être un homme, par l’appel et l’éveil, le charme, l’éblouissement ; je ne déteste pas d’être ému. Je lis comme on voyage, afin de me trouver, expérience accomplie, mieux encore au retour. Je ne sais pas combien nous sommes de la même encre, tandis qu’on enseigne volontiers le contraire sous le couvert des sciences du langage, mais c’est là ma vie culturelle où j’entends retrouver par-delà l’eau glacée dans laquelle l’écriture les a trempés les éclats de la forge.

Le mot émotion quant à lui recouvre deux réalités qui se situent de part et d’autre de la chaîne de l’art. Pour l’artiste, c’est d’abord un étonnement, un saisissement devant un éclat, souvent sourd, qu’il perçoit du monde ou de son monde propre, une petite conflagration à l’entrechoc de ces deux mondes, de sorte que l’esprit soudain se met en branle, agrège (en mots, à même un rythme, pour un écrivain digne de ce nom) des sensations et des idées à partir desquelles tout ou partie de l’œuvre se façonne. Pour le public, à la réception, l’émotion est le résultat d’un accord de plus ou moins de plénitude avec l’œuvre qu’il adopte ; elle dépend donc des qualités artistiques et de vie que celle-ci déploie le plus souvent en cercles concentriques et de l’état de réceptivité du public ; cet état varie selon le vécu propre de chaque individu, sa culture et aussi la patine du temps. Rare est le cas en effet où quelqu’un aborde une œuvre sans être prévenu – cela supposerait une œuvre absolument nue, sans nom d’auteur, sans recommandations ou préventions d’aucune sorte, sans histoire grande ni petite, et l’on ne comprend que trop les cécités de Banville devant Rimbaud et de Gide devant Proust.

Jean Joubert, dont les débuts poétiques ont coïncidé avec les premiers succès du nouveau roman, a suffisamment plaidé le retour au sujet pour connaître l’émotion qui est à l’origine de l’écriture d’un poème. Si chez lui celle-ci ne se laisse pas souvent circonscrire, c’est qu’il établit une distance naturelle entre son intention et son poème, dans la mesure où son art privilégie l’ellipse. Cependant cette émotion originelle se devine ici et là ; dans un des poèmes du recueil Les vingt-cinq heures du jour, Les Passantes par exemple, on peut découvrir en trompe l’œil, comme le peintre s’inclut parfois dans son tableau :

[…] celui qui, couché dans la chaleur,
entre ses cils suit longuement
la danse brune de leurs corps.

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Pierre Perrin, fragments d’une étude d’octobre 1997, revue Souffles, n° 229, février 2010

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