L’Émotion à
distance
dans les poèmes de Jean Joubert [fin]
Ou bien dans le poème précédent du même recueil, La Bibliotèque, sans doute ces deux vers proches de la fin sont-ils à l’origine du mouvement d’écriture :
Mes propres livres aussi,
qui occupent une demi-
étagère,
et le reste sera bien suffisant […].
Rarement donc est perceptible de façon indubitable cette émotion de l’artiste ; Jean Joubert a choisi de ne pas livrer la genèse de ses poèmes ; seule compte l’œuvre achevée : au lecteur d’accomplir le chemin. Tout au plus, dans les Cinquante toiles pour un espace blanc, précise-t-il entre parenthèses, non pas l’œuvre (ou la reproduction) dont il est parti, mais au mieux le nom du peintre ; et plusieurs fois, rien. C’est là sans doute le résultat d’une éthique chez lui qui écrit dans La Chambre de verre : « Et nous choisîmes […] l’ordre fermé, le trait, la transparence ».
Difficilement identifiable l’émotion originelle (une clé simplement n’est pas levée dans la lumière), l’autre émotion à l’extrémité de la chaîne, celle du lecteur, se laisse-t-elle plus aisément mesurer ? C’est demander de la sorte quelle adhésion manifeste le lecteur à la poésie de Jean Joubert. Il semble bien qu’elle soit à la mesure de sa voix : discrète mais suffisante pour qu’on y revienne. Jean Joubert, en effet, tend un miroir où le monde se rêverait, privilégie l’onirisme ; pour atteindre à la transparence, il emprunte les chemins verticaux, les traits, de la métaphore qu’il fait régner en maîtresse au-delà du poème dans l’œuvre entière. L’émotion à la réception se fait donc un halo ; elle ouvre un accès, dans sa retenue, vers une clarté plus haute. C’est ce que dit, à sa manière, l’ultime poème, page 329, du grand recueil collectif de 1977 :
Il n’y a plus d’espace
entre nous.
Il n’y a plus de lame entre nous.
Il y a cette grande aube verte qui rêve et souffle entre nous.
Il n’est guère besoin de procéder à une comptabilité sourcilleuse pour se rendre compte que l’expression du moi occupe discrètement Jean Joubert ; les confidences ne sont pas son fait. Il ne cherche pas à établir une connivence d’identité entre lui-même et son lecteur. Il parle de l’homme et du monde, de l’amour et de la mort, mais presque toujours comme d’un état de vivre. « C’est vivre qu’il faut dire », écrit-il dans Les deux versants, le troisième poème de La Main de feu . Jamais il ne s’érige en victime ni en exemple ; s’il habite son poème, c’est en retrait, à la façon du feu sous la cendre. Il écrit dans son premier poème, celui en tout cas qui ouvre le recueil collectif :
Je cherche à l’ombre
son visage,
À la chair son étonnement.
Il disait : brûlé de présages,
Je quête, en terre d’ossements,
Le sang du monde sous l’image.
[…] La distance, qu’on voit encore et toujours à l’œuvre, est donc aussi indispensable qu’elle apparaît peu commune. Bien que l’intègre sans façons le paysage poétique contemporain, dans le grand écart d’une modernité qui bavarde à blanc sur son aphasie, Jean Joubert n’est pas le fils de personne. Écartés les surréalistes aussi bien que Cadou, à qui vraisemblablement il n’a presque rien emprunté, je le vois tel le fruit d’un croisement lui-même très à distance, celui d’une Louise Labé (qu’il cite sans la nommer ) et d’un Saint-John Perse, mais perdues ses caravanes de vocables avec les mouches vrombissantes, à la louange pied à terre, plus court le vers, le chapeau dans la poussière, à genoux, les yeux au ciel. De sa mère que j’imagine, il a gardé le goût des antithèses décisives – les ténèbres, le sang, la neige sont partout cruellement mariés dans ses poèmes – et de son père, l’emphase donc répudiée, lui restent ces goûts « d’un autre âge », « des terres étrangères », du « songe » irréductible, jusqu’au sacrifice fréquent de l’article devant le nom commun, comme pour mieux, dans le respect immémorial de la culture gréco-latine, brutaliser la splendeur . Mais en fait de brutalité, qu’on a perçue dans les rapports humains, Jean Joubert, et c’est là le tour de force de cette distance dans l’œuvre qui brûle haute, rend le monde paisible, comme si le poème à chaque fois trouvait ce qu’il cherchait et rendait proche, définitive, éternelle peut-être, cette paix par tous « les mots tendus contre l’exil ».
Pierre Perrin, fragments d’une étude d’octobre 1997, revue Souffles, n° 229, février 2010