Pierre Perrin  article sur Gil Jouanard Plutôt que d’en pleurer et le Goût des choses, éditions Verdier 1994 et 1995

Gil Jouanard, Plutôt que d’en pleurer
et Le Goût des choses, éditions Verdier 1994 et 1995

En un peu plus de cent pages et vingt-huit portraits « pour l’édification morale, la formation historique ou le simple divertissement des générations à venir », Gil Jouanard agrandit sa « paisible mais irréductible misanthropie ». S’il prévient d’entrée : « le regard que nous portons sur autrui n’est que rarement angélique, et à peu près jamais impartial », Gil Jouanard témoigne pour ses sujets d’une rosserie tendre et quelquefois d’une admiration sans réserve, pour des inconnus, tel l’oncle Jean, et pour des confrères amis. Après Bachelard, Jouanard nous confirme que « dans les jours de bonheur, le monde est comestible ».

Le portrait en pied qu’il propose de « J. Ré., poète malgré lui et cycliste contrarié », quoiqu’il outrepasse la caricature, est drôle et grave à la fois. La modestie légendaire, les couleurs de l’accoutrement, la casquette pour lire en public (« il la posa d’abord près de lui sur la table ; mais ce n’était que pour s’en couvrir, découvrir, couvrir tandis qu’il conservait la fermeture Éclair de son anorak fermée jusqu’au menton »), les imitations « comme si la teneur de sa poésie ne méritait guère mieux que ce traitement en forme de pastiche », cèdent heureusement la place à cette vénération finale : « Les noix sont semblables à J. Ré : leur coquille est rêche et dure, mais en leur centre une amande tient en réserve toute la tendresse du monde. »

Ce qu’écrit Gil Jouanard de l’un de ses « caractères » vaut pour son livre entier : « le plaisir y épouse la rigueur » ; c’est un livre pour grand public élu, qui souhaitera en lire plus dans la même veine, élargie à la politique et aux méandres de l’amour. Gil Jouanard, tel « J. L., l’insecte des Homère », dispose sans doute du même fond : « C’est l’homme de la parole aisée, au centre de qui, pourtant, quelque chose comme de la tristesse inexpugnable se tapit derrière l’apparente sérénité de son sourire ». Quoi qu’il en soit, Plutôt que d’en pleurer mérite le plus agréable des détours.

Quant au sous titre du goût des choses, « proses », d’un peu plus de cent pages paru en 1994, il dit assez la modestie de l’auteur. « Ne sachant devenir Baudelaire ou Trakl, puisons notre vigueur et notre joie dans le projet de dire au jour le jour un peu de ce que l’on voit, de ce que l’on entend, de ce que l’on éprouve et de ce que l’on pense, voire de ce que l’on devient. Et gardons l’espoir de ramener de ce modeste exercice la douzaine de phrases qui auront mieux fait que de parler pour ne rien dire. » La poésie, en effet, surgit où l’on ne l’attendait peut-être pas ; elle fait « exploser les limites et universalise le canton étroit où remue ce peuple de gourmands un peu vaniteux que nous sommes ».

La contemplation est la nourriture de cet auteur. Gil Jouanard excelle à dire le monde, à le chanter disait Virgile. « L’acupuncture céleste clouait sur place le courant, faisant frissonner l’épiderme du fleuve. » Nul « paysage d’Épinal » chez lui, mais une « solitude militante » dans le cadre « d’une solide inaptitude à communiquer avec les humains » ; en tout cas, sa prose est d’une ferme gourmandise ; constamment inventive, elle est au service de cette immémoriale interrogation qui n’a de fin qu’avec la mort de chacun : que fait l’homme sur la terre ? Rien de plus vaste, de plus touffu, de plus essentiel, et l’on suit Jouanard les yeux fermés quand il bat froid « la modernité », comparée bien sûr aux écrits de Montaigne et de Chateaubriand, au profit du « contemporain » auquel ils appartiennent ; car le « contemporain, c’est d’abord ce qui m’émeut, ce qui m’étonne, ce qui me révolutionne, ou simplement ce qui me concerne aujourd’hui ».

On le voit, ce livre regorge de vues déchirantes parfois, d’autant plus saines. Peu d’anecdotes, quelques lectures, un peu de musique, un rythme constant ; on est proche des Lettrines du grand Gracq, que Gil Jouanard mentionne au demeurant. Le goût des choses est à ranger sur le même rayon,

Pierre Perrin, La Bartavelle n° 5, 1996

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