Pierre Perrin  article sur Ted Hughes Birthday Letters, traduit de l’anglais et préfacé par Sylvie Doizelet [Gallimard], et Contes d’Ovide, traduit de l’anglais et présenté par Patrick Reumaux [Phébus], 2002

Ted Hughes, Birthday Letters
traduit de l’anglais et préfacé par Sylvie Doizelet [Gallimard]
et Contes d’Ovide
traduit de l’anglais et présenté par Patrick Reumaux [Phébus], 2002

Ted Hughes, né en 1930, marié à Sylvia Plath de 1956 jusqu’au suicide de celle-ci en 1963, poète officiel de la cour d’Angleterre, est l’une des grandes voix du vingtième siècle. La parution simultanée de ces deux recueils d’une rare densité, publiés peu avant sa mort survenue en 1998, atteste l’intérêt que lui porte l’édition française. Les Lettres d’anniversaire ont connu un succès sans précédent ; ces deux cent trente pages-là se sont en effet vendues à cinq cent mille exemplaires, outre-Manche. Quant aux Contes, ils revisitent si bien tout ce que notre Occident répudie, le sacré par-dessus tête, qu’ils participent d’une nécessité en apparence distincte, mais tout aussi puissante.

Le suicide de la mère de ses deux enfants, à qui le poète dédie le monument funéraire que constituent ces Lettres, avait fait l’objet d’un silence irréfragable. Ce livre rompt trente-cinq ans de mutisme qu’aucun venin, aucune hyène n’avaient pu forcer. Mais la surprise, le goût pour le mystère dépecé n’expliquent pas à eux seuls un tel élan pour des poèmes. Si la lecture paraît à la portée de tous, le monde auquel renvoie celle-ci reste sans concession. Ces Lettres rebroussent la mort ; elles retrouvent la morte telle qu’elle n’a jamais cessé d’être aux yeux de ceux qui l’ont aimée : vivante. L’amour vibre et siffle entre les vers – seul oxygène que la mort ne ravit pas. C’est un amour terrible, plus qu’un corps à corps, une dévoration réciproque. Dans ces extrémités, le lecteur se pourlèche-t-il ? Il n’est pas de sot ; il n’est que des sottises. On apprend tout de l’amante morte, depuis son « nez venu des hordes d’Attila » sur ses « lèvres d’arborigène », à la béance de son sexe en prise sur le « vide de Dieu », en passant par mille et une de ses terreurs stroboscopiques.

Le secret d’une réussite est toujours multiple. Il n’en est pas moins certain que ces Lettres répondent à la nécessité des Confessions. Ted Hughes confie simplement : « Pour moi, une requête est un ordre. » L’inspiration posée, l’aveu s’aiguise à chaque poème ; et le livre rémoule au propre l’histoire de ce gâchis que fut l’union de ce couple infernal. « Chacun de nous était un pieu / Qui empalait l’autre. » La chronologie est sans faille, les anecdotes sans nombre. On est aux antipodes des chiures javellisées qui font les délices de nos cultureux. Les choses vues nourriraient un bestiaire. Le poème de l’ours, la plongée des chauves-souris, l’essaim d’abeilles, tout concourt à tisser le souvenir à vif avec l’impossible expiation. Car tout est double, constamment. Le couple, à peine assemblé, se dédouble ; chacun se perd à l’intérieur de soi. Le labyrinthe couvre les quatre-vingt-onze poèmes du recueil où la tendresse croise – éperdue, incrédule, aveugle, éblouie – la détresse.

« Je m’accrochais à toi, me nourrissais de toi – drogué, chargé
De tes cauchemars et de tes terreurs.
À l’intérieur de ta Cloche de Détresse,
J’étais comme un nain dans ton globe oculaire. » — Continuer la lecture…

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 563 – octobre 2002

Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante