Patrick Guyon, La Note grise, Jeanne Teillet
In octavo éditeur (Pau, 2002) et États provisoires du
poème IV, coédition Langagières et Cheyne
Patrick Guyon est d’autant plus devant nous, que sa générosité le conduit aussi à La note grise. Ce recueil-là donne à voir, outre cinq ensembles de poèmes toujours en verset, des reproductions de toiles de Jeanne Teillet. L’exigence est commune aux deux artistes. Ceux-ci se lancent à l’assaut de l’impalpable frontière. Seuls comptent « les mots qui comptent » et les couleurs ne mentent pas. La séduction commence à la hauteur de l’âme et récuse vertement « ces roucoulements de la paresse lyrique, ces phrases qui se tortillent comme des femmes de trottoir ». Cette première clôture dressée, il faut l’escalader pour comprendre qu’on est déjà dans l’œuvre. « Si quelque chose arrive, c’est par ce qui empêche. » Guyon est de ceux-là qui entassent pierre sur pierre, ou si on préfère syllabe sur syllabe, non pas pour mieux dérober mais pour faire apparaître le secret de sa recherche. Le peintre, de la même façon, n’efface pas la toile ; c’est de la matière ajoutée que vient la lumière.
Chercher un sens à l’existence, c’est inventer plus que le monde. Ce dernier, pour qui le traverse avec un cilice, reste un labyrinthe. « Le corps est un aveugle. Il semble chercher une porte que l’abaissement de ses épaules suffirait à ouvrir. […] Il n’y a pas d’arrière-pays, nous avons des lueurs. » Ce qui clignote toutefois oblige à toujours recommencer. L’existence même s’apparente à un piétinement. Patrick Guyon circonscrit sans détour « notre sort de plein vent autour d’un mât sans voile ». Il va plus loin dans le dénuement. Il est impossible de ne pas faire un pas en le lisant. D’abord on comprend la relativité de l’art. L’art n’est pas un sésame ; un moyen se travaille. « La peinture est un gué. Il faut trouver en soi les yeux qu’il faut. » Mais peu après, paupières levées, la parousie n’attend plus : « On n’entre pas dans l’incréé. Non, au-delà du tout il n’y a rien qui le termine. C’est pour cela qu’on parle. »
L’ultime étape du recueil coïncide avec un avènement à soi-même. « L’univers est un corps », d’un côté ; de l’autre, l’enclos est rompu, la communion est de ce monde où les morts ne sont pas exclus. Le voyage est de souffle et de sang ; si des larmes l’effleurent, c’est que la lumière pleut. Rimbaud l’avait bien perçu. Le poète est dans l’altitude par le seul fait qu’il parle pour s’entendre soi-même. Il se met au net, en règle avec ce qui nous défait à mesure que nous pénétrons notre propre existence. Tel est le verbe de Patrick Guyon, noueux parfois, sans cesse exigeant, assurément complexe, mais non pas insondable. Il acquiert la force de ce pour quoi il crève la page, la vérité ontologique. « C’est normal la morale, quand on prend la parole. » Notre époque serait-elle à ce point vermoulue qu’elle ne pourrait plus entendre une telle évidence ?
Le temps est venu de tourner la page de l’ignorance, s’il le faut, tomber ses œillères. La grandeur ne supporte ni l’une, ni les autres. Elle habite cette œuvre. L’ignorer davantage serait se priver sciemment de l’essentiel. Quand la beauté est ainsi offerte, qui peut s’en détourner ?
Pierre Perrin,
in Poésie1/Vagabondages n° 32, décembre
2002
et Le Nouveau Recueil, n° 67 [Juin-août 2003]