Dumky de Fourvel [la Fosse aux ours]

Christophe Fourvel, Dumky
La Fosse aux ours

Le premier ouvrage du même auteur, Derniers Paysages avant traversée, comptait dix textes pour cent dix pages et déjà le plus beau, qui n’épuisait pas les frissons de l’enfant, célébrait Stig Dagerman. Dumky, dix-huit mois plus tard, livre six textes pour cent vingt-huit pages, et encore les premier et dernier détachés en italiques sont-ils brefs, de sorte que le présent volume offre surtout quatre grands ensembles. C’est peu dire que l’écriture a gagné en intensité. La phrase s’allonge, qui s’arrondit, non pas que la complexité de la pensée comme des sensations s’enchante d’elle-même, mais elle enserre de plus en plus l’aporie qui la constitue. De nouveau évoqué dans Dumky, Stig Dagerman notait dans Notre besoin de consolation est impossible à rassasier : « Ma vie n’est courte que si je la place sur le billot du temps. » À une telle façon de voir, Christophe Fourvel ajoute un devoir d’attention. Tout ce qui détourne de l’essentiel, les artifices littéraires compris, sont retournés. La mode n’est pas son dôme et il ne fausse pas la donne en donnant dans la fesse. Il sait que non seulement « le désir est un drôle de bouquet », mais « le sexe est l’autre monde » et qu’à ce titre celui-ci éclaire ceux qui se donnent à lui plus profond que ses seules représentations. Tel un Proust économe, il précise au reste que « nous voyons plus haut grâce à ce qui nous rend plus lourds ».

Chacun de ces textes propose un voyage où les déplacements sur le globe éclairent surtout ceux de l’âme. Celle-là même apparaît gigogne, sans qu’elle trouve pourtant un dieu à sa mesure. Nul ne rencontre que des êtres pour lesquels « ce qui s’entend n’est pas ce qui est dit ». Au prisme de ces réflexions, le lecteur a déjà réalisé qu’on ne peut retenir par les cheveux de l’intrigue cette prose qui frappe au noyau de l’être. Elle creuse et remonte des tunnels, elle façonne la lumière au fil des paragraphes. Elle traque « ce côté manchot que nous avons toujours ». La littérature que livre Christophe Fourvel est sans concession. Et ses héros, femme comprise qui s’écrit à la première personne comme ses pairs, tout ensemble « beaux ténébreux et éteints, calmes ou mornes, égoïstes et habités », que le voyage fait descendre en eux-mêmes en même temps qu’il aiguise leur regard, mettront peut-être du temps à former une cohorte. Ils ne la cherchent guère. Ils savent trop bien que « les autres ont l’art de croquer à distance ». N’est-ce pas là l’article premier de toute politique en même temps que la fête remplace la tête ? La société décervelle à coup de chansons et autres jeux du stade et du porte-monnaie, à satiété. Avec Christophe Fourvel et d’autres entêtés de tendresse, la littérature renouvelle « quelque chose de simple, une vérité déjà entendue mais lente à réapparaître à la manière des figures de l’aube ». L’art reste le peu que l’homme oppose à cette disparition de tous les instants, dont il fait partie.

Quiconque aime le ton de Camus dans l’Étranger, le ton de Meursault si l’on préfère, le regard sans fioritures ni pour autant malingre, l’humilité à sa juste place, entre l’humiliation originelle et l’impossible victoire, aimera Dumky. Le cerveau calé sous le sternum ou plutôt le corps entier devenu récepteur, l’intelligence à la lecture se fait sensuelle sans que la sensualité se ternisse aux miroirs des amours. La vie prend entre ces pages cette pesanteur légère de la langue lorsqu’elle démêle les fils de notre précarité, les premiers toujours côtoyant les derniers. Un écrivain et son monde grandissent sous nos yeux. Christophe Fourvel l’a consigné lui-même : « La géographie de l’artiste est faite de vallons inutiles. »

Pierre Perrin, Le Nouveau Recueil, n° 58, mars 2001

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