Orée de lune d'Albert Fleury aux éditions de l’Arbre [02370, Aizy-Jouy]

Albert Fleury, Orée de lune
éditions de l’Arbre [02370, Aizy-Jouy]

Cet auteur, qui publie son quinzième recueil, apparaît si modeste que la modestie le dépasserait sans le reconnaître. J’entends murmurer si bas, si bas / qu’on ne sait si c’est le monde ou le vent. Pourtant si aucun des vingt-sept poèmes du présent bouquet n’excède la page, tous s’avèrent essentiels. Le savent bien les fidèles d’Albert Fleury, unique en son registre. D’un côté, sa parole est une parole de campagne. Au rebours des marches au pas cadencé, elle chemine et presque parchemine de conserve. Elle évoque le lieu, la terre, les arbres où sifflent les oiseaux et l’âme de l’homme qui la traverse. Le désir est contenu, la réflexion s’accorde à sa révolution, à sa disparition. Et il n’est surtout pas question de ces traces que tant d’individus agitent comme des cloches après Char. Des Forêts a stigmatisé l’outrecuidance de l’oracle : Vœu émis quand l’orgueil, et non la sagesse, est à son apogée (Ostinato, en Folio désormais). D’un autre côté, Albert Fleury occupe une place à part dans le monde des lettres. Président de la revue Arpa, il n’exerce guère de pouvoir. Il se contente d’être un excellent poète. On ne le dit pas assez. C’est pourquoi je le recommande encore aux amateurs de Poésie 1.

Alors que de gros titres de la rentrée suaient la fête forcée, quand ils ne faussaient pas la donne en donnant dans la fesse, cet opuscule conserve toute sa fraîcheur. Si la littérature appelle un étonnement sans cesse renouvelé par tout ensemble le rythme des vers (ou des phrases), la pensée qui s’entrouvre jusqu’entre les lignes et des images si puissamment vierges qu’elles demandent le partage pour longtemps, on la trouve à coup sûr dans la calme lumière des poèmes d’Albert Fleury. Ceux-ci cernent, sans armes qu’un éventuel battement de cils laissé à la discrétion du lecteur, notre perte à tous, ce passage du « leurre au néant », la lente (re)descente vers la « matrice abyssale ». Chaque page est un trésor. Ces poèmes crépusculaires explorent notre dépossession, sans s’embarrasser d’un bilan. Aucune anecdote ; l’évocation la plus pure est tout leur horizon.

Il faudra traverser le doute du jardin
le vide du verger
l’angoisse des bruits absents,
alors des mots prêts pour la cendre
peut-être scintilleront au vent
un souffle de pollen donnera folie.

Ce dont notre temps se détourne avec tant d’horreur que la guerre se joue désormais sans pertes, à supplanter la chirurgie, Albert Fleury tout au contraire l’examine et l’apprivoise à voix retenue, fidèle à ce qu’il a toujours célébré. L’un de ses titres chez Chambelland fut Porte basse au linteau d’énigme. Sa discrétion est celle d’un homme sans faille, trop « conscient du cadavre pour engraisser l’humus », capable enfin de se regarder en face. Que serait la lumière si l’ombre ne permettait pas quelquefois de la saisir ?

Pierre Perrin, Poésie 1/Vagabondages n°13 — mars 1998

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