Poètes d’Afrique et des Antilles, anthologie par Hamidou Dia (La Table Ronde)

Poètes d’Afrique et des Antilles,
anthologie par Hamidou Dia (La Table Ronde, 2002)

Cet ouvrage paraît simultanément en édition courante de plus de cinq cents pages et en poche (la petite Vermillon). C’est dire son importance aux yeux de l’éditeur qui n’a pourtant pas retenu le titre originel. L’auteur en effet ouvre et clôt sa préface sur la notion de « poésie négro-africaine d’expression française ». Il déplore que des critiques aient « rejeté le vocable négro-africain, jugé par eux vieilli et historiquement daté ». La modernité est logophage ; c’est sa façon de digérer l’histoire. Wole Soyinka a naguère tenu ce propos sans appel : « Le tigre ne proclame pas sa tigritude ; il saute sur sa proie et la mange. » Les poètes africains, comme tout poète digne de ce nom, sautent les frontières. Si l’on parle d’un lieu, on transporte celui-ci vers l’auditeur. La parole est ce mouvement et l’identité, qui la fait jaillir, ne saurait l’enfermer. Ces poètes sont français, puisque la langue dont ils usent reste en Afrique aujourd’hui « la langue de médiation », dit Hamidou Dia. Les quarante pages de la préface proposent une fresque historique et poétique où se profilent toutefois quelques inexactitudes. « La poésie négro-africaine d’expression anglophone mérite une grande anthologie pour elle seule. » Mais celle-ci n’existe-t-elle pas en partie ? Coédité par Actes Sud et l’Unesco l’an dernier, le beau volume Poèmes d’Afrique du Sud, traduits de l’afrikaans et de l’anglais, satisfait une attente de cet ordre. Les deux anthologies, d’ailleurs, font plus que se compléter. Un même cri les tend toutes deux que l’amour seul apaise. Comme quoi, la langue reste un moyen. À répéter que celle-ci choisit son poète, on reconduit : Dieu est mort, vive la langue ! La sacralisation de la langue ne comble d’aise que les consommateurs de truismes. Mais l’essentiel reste les poèmes qui passent ici les trois centaines.

Parmi soixante-dix auteurs choisis dans vingt pays, Césaire et Senghor, en pères fondateurs, restent les deux grands que tout le monde devrait lire et relire. Le Cahier d’un retour au pays natal du premier, avec ses « mots de sang frais », et, du second, l’Œuvre poétique (en Points/Seuil) sont des sommets. « Je dis non, écrit Senghor, ce ne sont plus les kapos, le garrot le tonneau le chien et la chaux vive / Le piment pilé et le lard fondu, le sac le hamac le micmac, et les fesses /Au vent au feu, ce ne sont plus le nerf de bœuf la poudre au cul / La castration l’amputation la crucifixion — l’on vous dépèce délicatement, vous brûle savamment à petit feu le cœur. » Le colonialisme en effet dépassé, l’horreur reste vive. Les coups d’État, la concussion, les guérillas, les génocides dévastent l’Afrique de l’intérieur. Il ne manque aux Africains, sur ce point, que de n’être pas le Peuple élu. La barbarie est légale et banalisée ; il n’est d’acte de naissance, à ce stade, que funéraire. Bernard Binlin Dadié a écrit : « Je vous remercie, mon Dieu, de m’avoir créé Noir, / D’avoir fait de moi / La somme de toutes les douleurs. » Cela se lit comme l’ouverture du Discours de la méthode, l’ironie sous la langue : « Le bon sens est la chose la mieux partagée… » Le problème que l’humanité ne surmonte pas, c’est la bêtise. L’école accroît l’intelligence ; elle ne peut l’inventer. C’est comme le travail pour l’écrivain. Le talent ne se clone pas ! Parmi les poèmes les plus émouvants, Prière d’un petit enfant nègre de Guy Tirolien, Chant pour ne pas mourir de Lucien Lemoine devraient être connus de tous les enfants du monde au même titre que le poème du blanc Paul Vincensini, Bébert, tu vas voir, qui rejoint « l’immense douleur/De ceux qui ne demandent plus rien ». Et cet aphorisme de Noël Ébony résonne partout : « Nous réclamons l’écho de notre voix. »

La richesse de cette anthologie réside peut-être dans la découverte des voix de femmes. La mondialisation se fait à plusieurs vitesses, mais que les femmes aient pris la parole en Afrique aussi bien qu’en Chine atteste l’accroissement du niveau de vie mondial. Les dix pages de Nadine Fidji témoignent d’une grandeur. L’extrait du voyage d’une étoile dénonce la guerre. « La guerre est une marée d’entrailles / qui possède un rire de vieil halluciné. » Il y a là une profondeur et une puissance du verbe qui signent la présence d’un grand poète. « Moi aussi je mourrai, / je labourerai la terre de mes os émiettés, je serai prisonnière de mes larmes gelées, / que serai-je sans ta sainte odeur d’homme, la nuit livrera ma conscience à des ombres affamées, / car d’un simple souvenir je respirerai ton parfum. » Elle incite à réfléchir : « C’est dans sa fragmentation que l’homme entier se fait, car chaque fragment est une pièce du corps pris d’un infini vertige. » Elle n’est évidemment pas seule, pour un tel continent, encore que l’espace ait peu à voir avec le verbe. Malgré la maladresse de certaines notices de présentation où Hamidou Dia oppose la perfection et l’émotion, l’amour et l’engagement, quand en vérité nous vivons tous en indivision, il faut butiner cette anthologie. On y lit aussi bien « le serment de l’imam à tête de Coran » que « l’incandescence voluptueuse du malheur » qui est le propre de la religion, et les amours. Et ce ravissement parmi tant d’autres : « Tes doigts tremblants vont lâcher l’anse du sort. » Elle fait plus que répondre à une curiosité naturelle, elle l’engrène à mesure, elle grandit son lecteur. Elle est enfin cela même qu’elle sert : la poésie en marche.

Pierre Perrin, Poésie 1/Vagabondages n° 32, décembre 2002

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