Éboulements et taillis de Bertrand Degott

Bertrand Degott, Éboulements et taillis
poèmes, éd. Gallimard, 1996

L’occasion n’est pas si fréquente de saluer la naissance d’un poète dont le premier ouvrage est un accomplissement. C’est en effet une voix nouvelle, avec laquelle il faut compter sans plus attendre, que révèle Éboulements et taillis. Cette voix enchante quiconque aime la littérature en ce qu’elle allie, à même la perfection des rythmes, l’évidence et le mystère, le don de l’image pour les choses simples, voire quotidiennes, avec la grâce de rendre presque limpide la métaphysique ; autrement dit, elle allie la discrétion à la plus grande netteté. Cette voix articule sobrement l’impalpable essentiel.

Le poème de Degott n’apparaît pas court mais ramassé tel un coing dans la lumière de novembre. Il va de quelques vers à la double page, de la balade chère à Villon, que d’ailleurs il nomme avec quelques autres dont Perros, à des compositions plus libres où toutefois la strophe régulière est privilégiée, tout particulièrement le distique, le tercet et le quatrain, de sorte que chaque poème, même lorsque sa facture apparaît libre, reste hautement maîtrisé jusque dans l’usage aléatoire, apollinairien et parfois aragonien de la rime qui compte de belles audaces comme « féerique […] téléphériques ».

Cependant le dernier vers de ce recueil, page 87, offre une clé peut-être pour mieux saisir l’univers de Bertrand Degott : « nous célébrons l’absence ». Cet oxymore enrichit en tout cas ce que le premier poème en guise de préface, le seul qui porte un titre, Au lecteur, annonce : « … mon livre te livre / en pâture avec quelque gauche intimité / l’image naïve d’un monde où j’aime à vivre ». Ce monde n’est pas exempt de souffrances, quoique Degott ne s’attarde guère à les circonscrire, mais les suggestions sont là, les ennemis avec la jalousie, les haines ; ou bien « nous laisserons aboyer la souffrance » ; et encore : « si toute chose allègre volée dans vos strophes / allège un peu les grandes catastrophes » ; et surtout « toujours trop tôt la mort vient nous botter ».

Ni pélican, ni albatros, plutôt choucas propose Degott, le poète « qui fait son quotidien des miettes » en effet chante les défaites à la mesure de « la vie qui tremble avec la feuille »,   la douleur d’aimer et tout ce qui se dérobe « où peu à peu nous n’[avons] plus droit à l’esquisse », tout en suivant parfois « la sueur en méandres sur tes seins / la devinant ailleurs en perles ». L’essentiel reste, si l’on suit les beaux poèmes d’Éboulements et taillis, de conjurer la mort. « Écrire oui / mais cela ne préserve de rien ». Si Bertrand Degott « lorgne un peu les cieux », il « aimerait pouvoir / ne plus prêter attention qu’à de moindres choses », il regarde surtout comme les meilleurs, Jacques Réda en tête et le Grosjean des « Pommes » dans La Lueur des jours, la nature qui toujours recommence et qui lui vaut ce cri merveilleusement retenu : « il serait beau qu’on sût renaître / de nos hivers avec d’aussi vives couleurs », ce qui n’épuise pas ce livre. Car « y a-t-il moins innocent / qu’un poète », surtout quand celui-ci précise : « au fond tout s’élabore / à notre insu ». Il faut lire Bertrand Degott, et avec lui nous remettre « aux mains des dieux ».

Pierre Perrin, La Bartavelle n° 5, octobre 1996

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