Pierre Perrin, L’Amour à
mort
Étude de l'uvre de Guy Chambelland, poète [1927–1996]
Tout commence par un paradoxe : « La mort sait tant ma vie que je la dis ma mère ». Tel est le nœud de langage qu’il faut trancher. À suivre la régression qu’impose la remarque — dite en d’autres termes, c’est : je vais d’où je viens et je viens d’où je vais —, l’œuvre de Guy Chambelland reste brève et surtout emportée de plus en plus brutalement vers la transgression. L’écriture consiste essentiellement chez lui à accompagner une libération d’Éros. La grande affaire, nommée dès La Mort la mer, avant l’âge de quarante ans, c’est de « s’habiter inhabitable ». La somme des contradictions humaines est d’autant plus lourde que l’autre tellement cherché s’avère lui-même insaisissable. Le sexe permet seul peut-être une authenticité dans l’échange : « elle a craqué pendant l’amour ».
Installé malgré lui « dans le tranquille ennui de l’inutilité de vivre », sous l’œil de la mort agrandi aux limites de la conscience, le poète tente néanmoins de faire œuvre, comme on monte une digue, incertain pourtant de l’utilité du moindre geste. Il l’écrit sans ambiguïté : « à l’image exacte de ta nullité, poème ». Il ne s’en raccroche pas moins aux « merveilleuses images d’avoir vécu ». Car la vie est une accumulation de sensations. C’est par là que passe et peut rester un moment — par le truchement d’un poème — le sentiment d’exister. Le poème vise à cette capture-là. Qu’il miniaturise un conte, à la dimension d’un bref poème en prose, ou qu’il rapporte un événement parmi les plus intimes, avec la jouissance dans sa ligne de mire, Guy Chambelland, à défaut de peupler le vide auquel il se sait promis, le rend visible. Il suscite sa mère la mort. Son poème alors a rempli sa fonction et vivre peut reprendre la marche aveugle.
Si l’on admet ce besoin de retournement incessant sous la plume de Guy Chambelland, on comprend les rouages de sa fascination. Lorsqu’il évoque par exemple « le rond parfait des viscères / l’olive de l’être », il ne fait pas que satisfaire à son idéal de la transgression, qui va bien au-delà de la seule provocation, il recrée pour lui-même un espace habitable, un exutoire maternel, un piège pour la mort. Cependant le regard porté sur la femme avec les années l’a conduit à radicaliser une misogynie telle que certaines incantations parmi les avant-dernières, compréhensibles dans sa démarche, manquent de courtoisie. Le choix de la vulgarité dans l’expression parfois, comme s’il avait cherché un surcroît d’authenticité par la crudité du vocabulaire, mais plus encore une sacralisation du mépris gênent la lecture des « formulations » de 1988 (partagées avec son pseudonyme Jean Sannes, sous le titre Leurs lingeries mes mots). Cette réflexion, par exemple, combine assez les deux pôles : « La femme qui se voudrait esprit a plus besoin de se couper le clitoris que l’homme les couilles. »
Cette réserve, qu’il serait malhonnête de taire, n’ampute en rien l’intérêt ni la secrète grandeur qu’offre cette œuvre. En effet, le lecteur trouve chez Guy Chambelland le rapport ininterrompu (malgré les apparences) d’un homme avec la mort, rapport très tôt saisi, formulé, combattu, en même temps qu’une échappatoire était passionnément cherchée : « l’amour est l’été de la mort » d’une part, et de l’autre l’honnêteté de l’aveu que l’amour lui-même est un leurre. Le sentiment d’incommunicabilité revient partout sous la plume. L’auteur l’analyse et le circonscrit avec la plus vive intelligence et force formules sans faille. Ainsi « les autres et moi glissons dans nos rencontres comme des œufs sans coquilles ». La poésie est le seul vrai mensonge, en ce qu’elle permet non pas de vivre — le seul esprit ne suffit pas — mais de voler quelques instants peut-être heureux.
Guy Chambelland a été et reste un poète de l’authenticité. Il éclaire le mystère de l’homme. Il a le sens de la formule, du détail véridique, de l’art de la dialectique au point de pénétrer l’inconscient, de l’exacte dimension du poème aussi. Son poème en prose est toujours parfait. De surcroît, il sait émouvoir. Il y a eu là un homme entier, grand viveur, critique acerbe, en symbiose avec ce qu’il aimait — qu’on relise sa présentation de Georges Henein, tout particulièrement ces lignes : « sa réflexion s’accompagne constamment d’une telle charnalité de langage, d’une telle orchestration des mots, d’une telle aura de beauté (j’ai pensé aux trompettes latérales des orgues de Salamanque) »… Il reste une œuvre à revisiter sous tous ses angles, à publier enfin dans son ensemble et à relire longtemps sous la lumière inaugurale de la mort.
Pierre Perrin, revue Les Hommes sans épaules, n° 7/8 — printemps 2000