Le Premier Mot de Pierre Bergounioux

Pierre Bergounioux, Le Premier Mot
Gallimard, 2001

C’est une étrange fille que la littérature. Qui aima Baudelaire, ou Pessoa, de leur vivant ? Flaubert connut des embûches, des revers. Tout au contraire et tout vif, à l’instar de Pierre Michon, Pierre Bergounioux suscite la ferveur. Le Premier Mot, sous titré récit, propose sur moins de cent pages le parcours d’apprentissage d’un futur lettré qui s’éloigne de sa terre natale pour Limoges, Bordeaux, Paris. Celui-ci agrandit ses connaissances mais, presque ombilicale, sa reconnaissance va au pays perdu. La géologie se prêtant à la généalogie, le “premier mot” qui, au-delà du titre, clôture l’étrange voyage tente de refaire l’unité. Rien n’est simple ; chaque individu paraît une foule entière ; un soliloque aux ombres portées, c’est ce que livre ici Pierre Bergounioux. « Je ne vivais pas. Il n’y a qu’un seul endroit où cela se puisse et, comme je n’y étais pas, je n’existais point, du moins de la seule façon que je conçoive, sans réserve ni réticence, apaisé. »

Au début, il y a l’incommunicabilité foncière, le mutisme parental. Même le grand-père, qui peut-être aurait pu éclairer l’enfant sur son ennui, possédait une « voix de désert » ; quant au père il « n’a jamais pris la peine de donner le change. Il fut tourné, sa vie durant, vers le néant dont on l’avait tiré sans son aveu ». Ce dernier terme, pour stupéfiant qu’il paraisse aux yeux du lecteur, participe de l’univers de l’auteur. En effet, il ne suffit pas de naître, il faut encore souscrire à cette aventure. Et se réaliser semble bien une gageure. Bergounioux en tout cas situe l’existence à une profondeur du temps et de l’espace commune à peu d’individus. « Il y a quelque chose avec quoi il faut compter, des antécédents ignorés, inéluctables, une profondeur vertigineuse aux creux des instants. Des âmes s’entremêlent à la nôtre, sont elles quand nous n’avons pas encore fait réflexion que nous sommes. » La langue elle-même, on le voit, tend à la lumière.

Cependant l’arrachement au pays natal permet de mieux observer celui-ci, de même qu’en prenant de l’altitude on discerne mieux les racines, les fondations de toutes sortes. « À l’air que nous avions respiré en naissant et qui nous avait fait l’âme obscure se trouvait mêlé, je ne sais comment, la prescience que le contraire, les lumières, qui existent, sans doute, et à coup sûr nous manquaient, avaient été prodiguées aux habitants des plaines fertiles, des larges horizons, de la grande ville. » C’est ainsi que Paris révèle trois évidences. D’abord « la réalité avait pris l’apparence d’un livre » ; quoique relativement terne, et quel que fût le gigantisme, tout disposait d’une appellation ; l’inconnu s’aplanissait sous la langue. Ensuite, l’appétit de vivre joint à une extrême attention portée au présent chez de nombreux étudiants, juifs notamment – alors que la génération précédente n’avait pas « détecté à temps l’éveil du monstre qui allait la dévorer » –, n’empêchait pas qu’à l’occasion, lui, un camarade, reste « entièrement dépourvu d’existence à leurs yeux ». Enfin, et cela entraperçu dès Bordeaux, « on peut vivre sans espoir sans cesser, pour autant, de travailler à poursuivre une espérance ». C’est le propre de l’homme : la clarté s’épaissit, en grandissant.

« Tout est dit, en silence, dès le commencement et dès avant cela, même, dans la profonde nuit qui précède notre journée. Nous n’en savons rien. Nous n’avons pas, ordinairement, à nous le demander. Mais que, sous la pression des circonstances, la question, soudain, se pose et l’on se découvre agité, malheureux, divisé, quand on n’aspire simplement qu’au repos, à la paix. » À reconsidérer ses propres éloignements comme autant de cercles concentriques, Pierre Bergounioux propose une élucidation du vivre. La politique a pu éblouir un instant le déraciné, à voir ses camarades, sinon changer la vie, du moins toucher du doigt et de l’esprit ce qui arrive au plus grand nombre. Mais il faut pour tenir le présent par la queue et par les oreilles une ambition sans faille et une indifférence à ses propres mystères. Ce dernier point détournait l’auteur du Premier mot de prêter la main aux farces tragiques de notre temps. Ses livres sans concession au contraire l’enrichissent, ce temps, que Pierre Bergounioux agrandit de ses énigmes, pour notre ferveur.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française, n° 559 – octobre 2001

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