Anthologie des poètes baroques en France, Jean Serroy, Imprimerie nationale [NRF, 2000]

Poètes français de l’âge baroque
anthologie (1571–1677), par Jean Serroy, Imprimerie nationale.
[Troisième et dernière partie]

Nous n’entrons point d’un pas plus avant en la vie
Que nous n’entrions d’un pas plus avant en la mort ;
Notre vivre n’est rien qu’une éternelle mort
Et plus croissent nos jours plus décroît notre vie.

C’est un monument qu’a publié en 1594 le poète franc-comtois : 434 sonnets augmentés de quelques odes, prières et syndérèses. Les quatre vers précédents semblent un décalque de Montaigne : « Vous êtes en la mort pendant que vous êtes en vie. » Chassignet avait lu la deuxième édition des Essais. Il y a peut-être trouvé son titre. « Notre religion n’a point eu de plus assuré fondement humain que le mépris de la vie […] et puisque nous sommes menacés de tant de façons de mort, n’y a-t-il pas plus de mal à les craindre toutes qu’à en soutenir une ? » C’est bien le sujet du recueil. Le Mépris de la vie et consolation contre la mort mesure « l’état de la fragilité ». Le détachement brûle haut. C’est très beau :

Non de fer ni de plomb, mais d’odorantes pommes
Le vaisseau va chargé, ainsi les jours des hommes
Sont légers, non pesants, variables et vains,

Qui, laissant après eux d’un peu de renommée
L’odeur en moins de rien comme fruit consommée,
Passent légèrement hors du cœur des humains
.

À ce stade, l’incroyant a beau rester incrédule ; l’âme s’élève. On touche au chef-d’œuvre. Il en est d’autres. Le Christ baroque de Jean de La Ceppède en fait partie. J’en donne ici le premier vers et le dernier tercet :

VOICI L’HOMME, ô mes yeux, quel objet déplorable !
[…] Les roses et les lys de son teint sont flétris :
Le reste de son corps est de couleur d’opale,
Tant de la tête aux pieds ses membres sont meurtris
.


Autre chef-d’œuvre, sans doute connu des lecteurs, le sonnet de Pierre de Marbeuf dit :

Et l’amer et l’amour ont l’amer pour partage,
Et la mer est amère, et l’amour est amer,
L’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer,
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage.

Celui qui craint les eaux, qu’il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu’on souffre pour aimer
[…]

Cela chante ainsi que de l’Aragon qui dut aimer ce vers de Tristan : « quel sang fit rougir les roses ». Et ceux-ci de Jacques des Barreaux : « On n’est pas sorti du berceau / Que l’on court à la sépulture », il les recréait peut-être : « Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard ». Le poète baroque écrit encore : « L’être / N’est qu’un peu de cire allumée. » Il note enfin cette idée rarement avouée : « Mais quand il me faudra périr / Que périsse avec moi la nature. » Le cœur écume à la pensée de ce qui nous survivra, que nous ne connaîtrons jamais. Cependant, Aragon ne s’entend pas seul par le travers des pages. Ce quatrain de François Maynard n’annonce-t-il pas Nerval ?

L’âme pleine d’amour et de mélancolie,
Et couché sur des fleurs et sous des orangers,
J’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie,
Et fait dire ton nom aux échos étrangers
.

Derrière ce vers de Claude Hopil, monte Racine ou Baudelaire ? « Seigneur, vois les cachots de mon âme funèbre. » Et celui-ci de Gombauld appelle-t-il Baudelaire ou Cendrars ? « Mon âme, il faut partir ; fais ton dernier effort. » Le lecteur s’enchantera de tels échos, presque sans fin. Ainsi sous la plume de Martial de Brives retentit encore un vers des Chansons de l’âme de Jean de la Croix : « Je meurs de ne mourir pas. » C’est donc un emportement paisible que suscite la lecture de cette anthologie de taille, de prix, et de bonheur inégaux mais certains.

L’oubli dans lequel on a tenu nombre de ces poètes s’explique par le souci d’efficacité des hommes d’autrefois. On privilégiait les œuvres victorieuses, le meilleur du temps. Aussi bien Ronsard et La Fontaine, si on les fait se tendre les bras, n’offrent-ils pas à eux seuls l’essentiel des idées qu’ont captées leurs confrères moins rassembleurs, plus volubiles et légers souvent que les maîtres reconnus d’emblée ? Ce qu’on appelle le génie coule l’intelligence en éclats dans le marbre de l’évidence. Le baroque a le mérite d’ouvrir grand les portes au classicisme. La poésie justement n’est pas qu’un éclair. Les poètes de l’âge baroque appellent la grandeur du jour. Cette anthologie la leur dispense pleinement, qui rassasie en avivant la soif.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 553, Mars 2000


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