Ostinato de Louis René Des Forêts au Mercure de France

Louis René Des Forêts, Ostinato
Mercure de France

Sans être un chef-d’œuvre (en sachant que cette notion n’est qu’une vue de l’esprit, une commodité de la critique), Ostinato s’avère un ouvrage passionnant, tant il pose de questions. Tout d’abord, malgré l’avertissement dit « de l’éditeur », de ce fait doublement précautionneux, visant à justifier le recours à l’écriture fragmentaire par un « état provisoire excluant toute possibilité d’organisation », que confirme bientôt le presque inaugural : « Ce ne sont ici que figures de hasard, manières de traces, fuyantes lignes de vie, faux reflets et signes douteux […] », le livre est d’une construction claire, lors même que seules les soixante dernières pages se répartissent en quatre séquences portant un titre. À lire le tout dans l’ordre — quand le propre du fragment est d’abolir la nécessité de suivre le parcours —, on découvre après une sorte de poème liminaire (incantation lue par l’auteur dans Un siècle d’écrivains) la traversée d’une vie. Les étapes en sont les suivantes. L’enfance apparaît « façonnée dans la cruelle chasteté et le miel du respect ». Ensuite vient l’adolescence avec, entre ces deux séquences , quatre pages parfaites évoquant la mère morte. Puis c’est la guerre, la libération, un mort passionnément aimé, et pour conclure cette cinquantaine de pages : « tout sur cette terre de tout temps s’est édifié sur des ruines ». Enfin se lève « le long voyage des amants mariés jusqu’à leur mort », où la mariée cède peut-être un peu trop vite la place à l’écriture, tandis que s’agrandit le combat, par la réflexion, entre la vie et la mort qui se perpétue dans les pages de la fin titrées Après. On le voit, cela aurait pu faire un roman, sauf que les pages sur la guerre par exemple n’auraient sans doute pas tenu face au Gracq d’Un Balcon en forêt et L’Acacia de Claude Simon.

Ensuite, sans personnage ni chronologie, le fragment tel que le pratique Des Forêts vise à l’expression de sa vérité, ce nom que l’on donne, dit-il, « à ce qui est hors d’atteinte, comme aux temps antiques on divinisait les astres par ignorance de leur nature. » Il évolue dans deux directions : la première touche à la sensation et restitue les « couleurs, odeurs, rumeurs » de ce qu’il a traversé ; l’autre touche à la réflexion, et c’est là que réside le prix de ce livre ; c’est là qu’excelle l’auteur tout fumant de paradoxes, de vues neuves qu’il sait aussi bien démultiplier à l’infini que ramasser dans un aphorisme. « Ce qu’il a oublié ne l’oublie pas » écrit-il à propos de l’éducation donnée par les prêtres. Il reste que la restitution de cette époque, malgré la hargne encore fraîche, est peut-être un peu longue et donne l’effet de tirer sur une ambulance. Mais peut-être que, dans ce ressassement, l’ennui vient d’une prédilection de l’auteur pour la phrase sans principale. Celle-ci le conduit à écrire : « Les maîtres qu’il a acquis la faculté de percer à jour et qui, le sachant, perdent patience. » C’est là un exemple-limite, bien sûr, un contre-exemple de ce qui presque partout ailleurs fait le charme de ce livre.

Avec son « art retors » (l’expression est de lui), en nous inquiétant parfois lorsque parlant de la guerre l’auteur évoque le « rêve d’un univers rajeuni et purgé de ses déchets », Des Forêts nous conquiert, par-delà les mots, par son éthique où la difficulté de vivre, sans en rien cacher, s’accorde néanmoins de tout le cœur à la raison mêlé à la beauté qui reste sur cette terre, parce que « le vrai lieu des morts est nulle part. »

Pierre Perrin, La Bartavelle n° 7, Octobre 1997

Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante