Son nom était Iran de Mohamad Mokri traduit par Anne Lecerf

Mohammad Mokri, Son nom était Iran
traduit, annoté et préfacé par Anne Lecerf [La Différence]

Qu’est la Perse devenue ? En Iran, la dernière révolution a peu fait pour restaurer la dignité d’un peuple éparpillé. Complots, conflits, componctions destructrices ont su se perpétuer sans relâche. L’Eichmann de l’Iran, le Cheikh Sãdeq Khalkhalï n’a rien eu à envier aux services secrets du Chãh. Le vent de la terreur est de tous les régimes ; les idéologies l’attisent. C’est pourquoi la culture, ennemie des tyrannies, quand elle est un peu sensée, connaît des résurgences. Ce livre en témoigne. Son auteur est vivant. Il a commencé à publier en 1945. Il a connu par deux fois l’exil à Paris, avant et après la révolution. C’est tout naturellement que son histoire le conduit au refus de la table rase, sans se figer pour autant dans des formes surannées. Le créateur est comme la créature, il évolue ou bien il meurt et son œuvre avec lui. Mohammad Mokri adapte donc les modèles anciens – comme si un Jalâloddîn Rûmî (1207-1273) pouvait s’effacer – aux contextes actuels. Il rafraîchit les images. Il conserve à l’humain toute sa place. La science a certainement tué Dieu. Elle n’efface pas la cause du sacré. Elle délimite l’homme sans Dieu ; elle ne le délivre pas. Dont acte !

Les formes qu’utilise Mohammad Mokri sont donc aisément reconnaissables. Le ghazal prédomine dans ce qui n’est ici qu’un choix anthologique, il est vrai. Mais la composition du poème en distiques invite à la relation, à un mode de pensée bicéphale, donc à un enrichissement du sujet qui ne connaît pas de fin. Quand même le poème est parfois concis, malgré des touches d’un érotisme où la femme est toujours seconde, l’essentiel de l’œuvre tend à l’universel. La qasîdah, d’une facture semblable, se fait accusatrice. « Elle n’était rien cette vie qu’un rêve troublé, un sommeil agité. » Voilà pour le passé. L’avenir s’étrangle sous le joug de la tyrannie : « Est-ce ainsi que doivent tourner les affaires de ce monde ? » Ainsi la colère fait ployer les branches du souvenir, et le souvenir ravive la colère. Il n’est pas question seulement de ce que tous nous laissons pour mort derrière nous, pour l’aventurier l’amour, la patrie pour l’exilé. Mohammad Mokri plaide en faveur d’une inscription de chacun dans ce qu’on appelait autrefois l’éternel, c’est-à-dire aujourd’hui la civilisation. L’attention à la langue, par exemple, n’a pas d’autre raison d’être. « La langue persane, la langue darïe et ses mots charmeurs formulent à merveille ce que contient le cœur des Turcs, des Tadjiks et des Afghans. » C’est là un exemple entre cent. « C’est encore le commencement, l’apogée de ces libertés que l’on attend. Le temps des hommes sans talent est bien près de la crise. »

La traduction d’Anne Lecerf est souvent heureuse. Cette dernière a pour elle le sens du rythme, la fermeté de l’expression. Ces deux qualités incitent à penser qu’une fidélité est à l’œuvre dans cet ouvrage. La somme des notes de tous ordres la confirme au demeurant. Chaque poème, sauf exception, est ainsi éclairé, non seulement dans ses particularités, mais dans une vaste interprétation qui apporte à la lecture des pans de la culture qui manque aux Occidentaux. Ajoutez à cela un index des noms propres et un nombre important de reproductions des plus beaux monuments de l’Iran. Vous obtenez un livre où se jeter comme dans un fleuve. De loin impénétrable, il vous met à l’aise aussitôt tenu. L’échange est à l’image de l’espérance. Au cœur de ce livre de poèmes qui fait lever la tête, on se prend à rêver d’un monde enfin adulte. La matérialité n’y pulvériserait que la sottise. Et la poésie, qui est l’antique voix des dieux, vaudrait encore qu’on la lise et qu’on s’en pénètre. S’approprier Son nom était Iran, c’est ajouter un joyau à sa conscience. C’est à cette altitude-là que le bonheur est ici offert.

Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 558 – janvier 2004

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