Catherine Lépront, Josée Bethléem
suivi de Femme seule à l’aquarium, éditions Gallimard, 1995.
Ce bel ouvrage est constitué de deux récits. Le premier couvre une centaine de pages ; le second, une soixantaine. Le premier, Josée Bethléem, est divisé en deux parties à peu près égales ; dans la première, un vieil architecte, Jean-Baptiste Laruelle, rapporte principalement « la chronique de ce premier dimanche calamiteux de juillet » où il découvre que Josée a coupé sa natte. à partir de là, le mystère s’épaissit jusqu’à l’éblouissement final la mort, six semaines plus tard, de Josée un éblouissement en creux comme ronge un mal inexorable. « Il est de notoriété publique que nous nous sommes aimés, mais la rage désespérée avec laquelle nous avons tenté, non pas de nous rejoindre, mais de nous joindre, de nous unir, l’échec de nos tentatives, malgré l’amour et la jouissance, nous ont vite laissés pantelants, et plus solitaires, plus nus sous le ciel que jamais. » La seconde partie est l’émanation d’une sorte de réflexion collective, d’un « nous non pas quelque équivalent de chur antique, mais cette moderne opinion publique qui a ceci de particulier que sa rumeur s’impose, probablement en dominant le silence, sans être majoritaire, sans correspondre à davantage qu’à la voix de quelques êtres, eux-mêmes passagèrement enivrés par leur propre fusion » un nous qui cherche à établir son innocence en sorte que la deuxième partie remodèle, en restituant les faits et non sans confronter subtilement, sans jamais peser, certains dires des témoins, le portrait de Josée en sa dérive vers la mort. Le second récit, Femme seule à l’aquarium, se présente comme une longue lettre qu’une amante délaissée, désemparée, écrit pour elle-même, pour conjurer sinon la folie qui semble s’emparer d’elle, au moins la douleur. Tout au long de ce « soliloque éperdu devant le drame d’une vie aquatique, un spectacle insensé et violent », comme l’écrit elle-même Catherine Lépront vers la fin de ce récit, un va-et-vient incessant entre le présent désuvré, qu’occupe à peu près seul l’achat, la mise en service (avec des remarques acerbes sur la notice et donc sur l’imbécillité supposée du consommateur), puis l’entretien de l’aquarium, et les rappels de la mémoire, de la première rencontre, de la montée du désir et, en passant toutefois à pieds joints sur les huit années de bonheur dont la chronique « causerait un chagrin insensé », de la déconfiture. Je ne me souviens pas d’avoir lu quoi que ce soit d’aussi fort sur le désamour. Si Flaubert lisait aujourd’hui Catherine Lépront, il courrait se jeter à ses genoux. Car l’art de Catherine Lépront dépasse la maîtrise pour atteindre la perfection. Non seulement chaque récit est conduit de haute main, mais chaque page est imperceptiblement constellée de merveilles. Outre un regard sans concessions sur notre temps les deux pages sur le journal télévisé, ou bien ceci : « Nous sommes de grands pays, nous entrons en guerre pour des raisons humanitaires et nous avons nos chantres, qui passent des grands mouroirs d’Afrique aux grands salons parisiens » , le style de Catherine Lépront distille des bonheurs de trois ordres : une pensée constamment soutenue, un art de la surprise (« Une belle voix chaude et persuasive. La séduction même. // Je vous ai dit plus tard : vous avez une voix de camelot ») et enfin ces délices, d’une « solitude fréquentée » à une « joie ventrale », en passant par un « leurre, comme un silure de verre ». Pas d’éclat facile, au contraire, mais la délivrance, en cercles concentriques, d’une vision du monde au terme de laquelle l’homme apparaît la proie de l’Histoire et d’une insurmontable solitude, quels que soient les mirages plus ou moins heureux qui traversent une existence
Pierre Perrin, La Bartavelle n° 3, 1995