Article de Corinne Grenouillet sur la Vie crépusculaire de Pierre Perrin [Cheyne, 1996]

Corinne Grenouillet, La Vie crépusculaire
La Bartavelle n° 7, Octobre 1997

Le voyage que nous propose Pierre Perrin est celui d’une vie enracinée dans une terre. Les poèmes en prose de La Vie Crépusculaire, réunis en trois parties (Parenthèse du labyrinthe, Ces ombres qui nous emportent, À la lisière de la paix) ne perdent jamais de vue l’enfance, « clouée vive sur la porte de grange », qui peut être à l’origine de l’incapacité à aimer, ou du simple et terrible « malheur » d’un homme qui se pend. Chroniques d’une ruralité ordinaire, ces pages, parfois proches du roman, campent des personnages insensibles (« La mère »), des solitaires voués à le rester (« Le réfractaire »), un monde où la parole ne peut advenir (« La visite »), où l’on est malade, et où l’on meurt dans le silence. Les hommes travaillent le bois, bâtissent leur maison ; des enfants, coiffés du béret d’un autre temps que le nôtre, découvrent les premiers jeux amoureux (« Les Petites »).

On sent le poète attaché à ces figures, probables reflets des êtres qui l’ont entouré. Sans complaisance envers lui-même : « les mains pataudes, les doigts gourds, le ventre en mentonnière ; la séduction dans les chaussettes » (« Le poète »), il ne montre pas plus d’indulgence pour ses écrits : « Un jour, il avait relu, comme on écosse des petits pois, ses livres, et le dégoût l’avait accablé ». Cette modestie le rend attachant et l’on s’aventure volontiers avec lui dans son « atelier », sans y trouver toutefois de secrets de fabrication, ni ses secrets tout court : « Le livre sur la table, à la façon d’un plat ou d’une longue lettre, l’homme y est tout entier – et ailleurs ».

Au-delà de ces éclats d’autobiographie exprimés à la troisième personne, ces textes sont aussi une réflexion sur l’exigence d’être un homme et un poète, ici et maintenant. C’est tout d’abord « tenir », contre cette société qui nous conditionne, laquelle trouve sa place dans la troisième partie. La poésie fournit la beauté, contrepoint essentiel à ce monde de compétitions, même si elle ne concerne plus aujourd’hui que quelques lecteurs : le poète, lui, « donne sans détour », puisqu’il a enfin trouvé sa voix. Mais vivre, c’est également vieillir : « La vérité au cou » témoigne des doutes, des remords et des regrets d’une vie à son crépuscule ; le bonheur est heureusement toujours possible, qui procède du « don de soi » : « vivre reste un art de funambule dont la clé tient en un mot » (« Tenir »).

La générosité de la démarche est perceptible dans tous ces textes qui se tressent en un véritable hymne à l’amour : « Aimer est tout notre infini », déclare Pierre Perrin dans « La Terre ». L’amour paternel est dépeint de façon très émouvante dans « À l’enfant » ou « Le petit Vouivre ». L’amour pour la femme offre une impression de plénitude à travers ces multiples visages d’amantes : celle qu’on retrouve dans une librairie, qu’on appelle dans un poème-message, qu’on invite au restaurant, qu’on découvre en vacances au bord de la Méditerranée… L’amour charnel occupe naturellement une place essentielle ; si certaines images à la crudité naïve n’emportent pas l’adhésion, d’autres enchantent. Les métaphores en cascade associent le corps à la nature, laissent entrevoir des seins de femmes « avec leurs fiers bouts de mûre en plein août » (« Le Lit bien tempéré »). La « parousie au quotidien » à quoi aspire la « femme aimée » révèle enfin le véritable sens de l’acte amoureux, qui est le partage.

Parallèlement, le chant de la terre n’est jamais dénué de sensualité : « L’âge venu, j’apprécie tes crues, ton encolure. Je te parcours tel un corps adoré. Grand secret de lumière, averse de métamorphoses, ta beauté est un trésor ». La présence de la pluie et de la neige inscrivent le paysage dans une réalité comtoise, que rappellent certains titres comme « Enterrement à Ornans » ou « Le petit Vouivre ». La veine “terrienne” de Pierre Perrin est en effet particulièrement aboutie dans ce recueil, où l’on sent à chaque ligne une délectation de gourmet, devant les senteurs de la campagne ou l’égrenage des saisons.

Cette écriture, soucieuse de réinventer le bonheur, procure un plaisir précieux : ragaillardi, le lecteur ferme le livre avec le sentiment de s’être enrichi, car à sa manière Pierre Perrin est un semeur de vie.

Corinne Grenouillet, La Bartavelle n° 7, Octobre 1997

Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante