Marie-Claire Bancquart la Paix saignée, Obsidiane, 1999

Marie-Claire Banquart, La Paix saignée précédé de Contrées du corps natal, éditions Obsidiane, 1999 [fin]

La suite de l’ouvrage avec les poèmes nourris de La Paix saignée dénonce la barbarie sans perdre de vue l’enfance ni « le rien du rien, ce trou dans l’univers / où l’univers même, lentement, s’invagine ». Marie-Claire Bancquart, pour explorer notre dissolution, multiplie les images neuves. Elle nous sait « tenants aussi de l’univers énigmatique », promis à devenir « soulagé[s] de la chair […] ombre sans ombre ». On la devine ressusciter, l’espace d’un poème, un homme qui fut peut-être son père, on ne sait. Elle proclame ailleurs qu’elle a manqué — sans complément. L’audace est logique. Le lecteur se demande pourtant à qui, de quoi… elle a manqué. Dans un autre très beau poème À LA MORTE, elle écrit :

J’irai vers l’enfance
que je n’ai jamais eue, et qui m’attend.

Le lecteur l’aura compris. Ce recueil offre plus qu’une promesse de grand art. Des fils sont tissés qui attendent qu’on les prenne en plein cœur. C’est au lecteur, toujours, de porter plus loin la Tapisserie, de reprendre aussi pour son propre compte le “métier” de la méditation. « L’extase est le contraire du bonheur », par exemple, demande un arrêt pour mieux repartir. Une réponse est peut-être perceptible plus avant : « On ne dit pas atteinte de bonheur / comme atteinte de fièvre » en effet. Ces échos possibles disent combien ce livre embrasse un vaste territoire. Il fait bon l’habiter jusqu’en ses sommets, au rang desquels je range ces lignes :

Je te nommais, pleine du trouble de l’amour. Je te disais que la douceur s’est réfugiée dans un bulbe infertile, que la substance de nos voix s’est dévorée. Les dieux, ces absences carnassières, mordent notre mémoire.
Je ne trouvais plus de lieu. Je tâtais des arbres. Je m’éraflais à une écorce.
L’écorchure est ici. Une mousse est restée dans l’ongle.

Alors quel commentateur saurait tout dire, quand même il n’écrirait pas dans une relative urgence ? Marie-Claire Bancquart, avec le regard d’aigle qui est le sien pour enlever son poème, ne peut perdre de vue que sa vie n’est pas celle d’une libellule ni d’un olivier millénaire. Bien qu’elle ne laisse rien échapper de ce qu’elle écrit, en apparence, car qui connaît sa part d’inspiration ? elle n’en révèle pas moins des secrets qu’aucun homme à sa place ne pourrait inventer. Parmi ceux-ci, ce constat façonné telle une pensée existentielle en dit long : « nourrice / pour les étreintes ». Bien sûr, la neutralité apparaît sans faille. Ni bonheur, ni regret. Pourtant un monde s’ouvre. L’homme goulu, grogne, sans voix, qui se nourrit à blanc. L’amante tient sur elle cet enfant d’emprunt, déjà dégingandé. En bref, le poème de Marie-Claire Bancquart est un ensemble sans faiblesse. Les jointures y sont rares, jamais lâches. Chaque détail concourt à porter plus loin les ombres qu’il s’autorise. Avec ce poète, le lecteur en vient insensiblement à chercher lui aussi « le sang du monde / comme s’il pouvait se mêler à [s]es veines ». Et encore, c’est là ne presque rien dire d’un plaisir en torche sous le ciel.

Pierre Perrin, Poésie1/Vagabondages, n° 21, mars 2000

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