Daniel Arsand, La Province des ténèbres (Phébus, 1998)

Daniel Arsand, La Province des Ténèbres
Phébus, 1998

Daniel Arsand avait publié en 1996 Nocturnes (HB éditions), un bref ouvrage de neuf nouvelles qui instaurait déjà un climat de doux désastre amoureux, et qui laissait un goût de bonheur aveuglément traversé. D’emblée, l’écrivain paraissait maître de sa plume. Voulait-il suggérer un amour, la discrétion lui dictait : « Étienne entra dans la chambre. À l’aurore, Agnès souhaita que les nuits engendrent les nuits. » Cependant la délicatesse parachevait la pâte des sensations : « La campagne embaumait l’arbre et le regain », et la réflexion allait de la pensée hardie et superficielle des hommes jeunes à « un homme sage apprenant à durcir ses croyances ».

Avec La Province des Ténèbres, l’écrivain propose un roman non seulement accompli mais fascinant. Sa raison d’être n’est rien moins que de réussir une traversée des apparences. Ce roman conduit en effet, à la suite des personnages, le lecteur « au-delà du monde connu ». Le trône de neige, que la mort couronne, procure à l’ouvrage une fin admirable. Mais c’est dès les premiers chapitres que Daniel Arsand excelle à dire « l’homme intime, en mal d’amour, solitaire et meurtri », quelquefois « calomnié ». Ses héros, tous de chair et de belle âme, noire ainsi que l’homme la fait, croisés d’extase et d’abandon, viennent à la vie, aiment, et cet amour les perd aussi sûrement qu’ils perdent cet amour. Pour dire cela, Daniel Arsand dispose lui-même de « ce génie qui consiste à évoquer le vide », qu’il prête à Vartan, un enlumineur enrôlé dans l’aventure. Peu importent les péripéties, qui sont belles. L’essentiel est que des pans entiers de cette histoire s’élèvent au rang de pages d’anthologie. Daniel Arsand dont l’écriture convoque, croise, maîtrise la pâte et la patte à la fois, a le sens aigu de l’image : « un silence limé par ces cris » ou : « Sa voix était celle du berger environné de loups qui demande aide à son dieu. » Et, comme il tient la distance du monde qu’il rapporte, la vision qu’il propose acquiert la puissance des évidences secrètes. Pour ce faire, pas d’éloquence hasardeuse, chez lui, ni de tremblement ; la certitude du doute n’en touche que plus fort par exemple : « l’oubli où sombrent presque toujours les morts » et quels mots pourraient les sauver. Un suave autant que fol orgueil devant l’œuvre à accomplir anime presque tous ses personnages, qui expriment du goût pour la retraite nécessaire, tandis que La Province des Ténèbres est en train de « réaliser ce grand œuvre qui réunirait en une unique vision les rois et les aventuriers, les sages et les fous, les anges du ciel, les créatures de la nuit et les splendeurs de l’univers ; toute une vie surgi[t], à la fois apothéose et évocation de l’enfer », en ce roman qui, non seulement constitue la plus authentique révélation de cette rentrée, mais déjà s’inscrit dans la durée. Car ce livre est de ceux, peu nombreux, sans lesquels la littérature n’existerait pas.

Pierre Perrin, Autre Sud n° 3 – Déc 1998 [éditions Autres temps, Marseille]


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