L’œuvre de Victor Hugo
[Suite de la préface écrite pour France Loisirs, 1992]

Les poèmesToutes les pages critiques de Pierre Perrin

Cette existence considérable aura permis à Victor Hugo de prodiguer la pleine mesure de son talent. Des critiques légers disent toujours que, sans l’exil, Hugo n’aurait pas dominé son siècle. L’Histoire l’a grandi, c’est indéniable. Il a mis des années pour devenir le mage, le phare et l’océan tout à la fois. Mais c’est très tôt qu’il a su ajouter « à sa lyre une corde d’airain ». Ce qui frappe, chez Hugo, c’est la netteté de la pensée. Si la première définition consacrée à la poésie, dans la première préface des Odes écrite à vingt ans, est un peu vague : « La poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout », c’est déjà une formule et la première pierre du lyrisme est posée. L’année suivante, en 1823, apparaît une fermeté de conviction peu commune : « Il faut toujours parler comme si l’on devait être entendu, écrire comme si l’on devait être lu, et penser comme si l’on devait être médité. » L’année d’après, cette vue politique accordée à la poétique : « Ce n’est pas un besoin de nouveauté qui tourmente les esprits, c’est un besoin de vérité ; et il est immense. » On ne peut mieux coller à son siècle.

Son originalité, on la perçoit dès ses Odes et ballades qu’on lit aujourd’hui dans l’organisation en cinq livres, arrêtée en 1828. On devine que la poésie de Hugo est l’histoire d’un moi en même temps que celle d’un moi dans l’histoire. Ayant vécu en prenant des risques, Victor Hugo pouvait écrire des choses vraies. Il a su d’emblée ou presque s’en tenir à cette exigence : la littérature commence là où l’auteur perce un secret personnel et collectif. Hugo s’est créé en écrivant et il a modifié la sensibilité humaine, et donc l’histoire, avec ses œuvres. On l’a dit visionnaire : il a scruté la mort ; il a tenté de rendre visible ce que son esprit méditait presque sans cesse. Hugo a su donner à partager son imaginaire. Cet individualiste a su devenir universel. Ce chantre de l’univers sait parler à chacun en particulier. Sa grandeur est de pouvoir être intime.

Les Odes et ballades ainsi que Les Orientales, en 1829, sont des œuvres de jeunesse, de style classique où la tradition est de rigueur. Hugo se trouve être le disciple de Lamartine, son aîné de douze ans, et l’admirateur de Chateaubriand. S’il célèbre la Restauration, il veut être aussi la voix et la conscience de ses contemporains. L’idée de liberté déjà perce sous l’ordre établi. Au fil des poèmes, quelques audaces vont apparaître dans le maniement du vers, égale ment dans le choix du vocabulaire toujours plus concret.

Durant la décennie qui court de 1830 à 1840, le lyrisme se fait plus ample. En vivant plus et plus fort pour son propre compte, Hugo embrasse aussi de plus près l’Histoire. En un mot, il grandit. Il ne reste pas fermé au « bruit sourd que font les révolutions ». La poésie « s’adresse à l’homme, à l’homme tout entier ». En même temps que le monde change autour de lui, Hugo découvre « ce qu’il y a de triste dans le bonheur ». Bientôt l’amour va l’embraser à nouveau.

Hier, la nuit d’été, qui nous prêtait ses voiles,
Était digne de toi, tant elle avait d’étoiles.

La rhétorique alors se fait plus grave. Elle se met au service non seulement d’un discours mais aussi d’une émotion que le poète entend faire vivre à son lecteur. Le poète est alors plus qu’un « écho sonore » ; il s’est fait chair. Le doute cependant s’installe d’autant plus sûrement que le poète est davantage maître des formes qu’il emploie.

Après la parution des quatre grands recueils lyriques, Les Feuilles d’automne, en 1831, Les Chants du crépuscule, en 1835, Les Voix intérieures, en 1837, et Les Rayons et les ombres, en 1840, ce sera un long silence éditorial. Hugo ne cesse d’écrire, mais il veut faire taire la critique à son sujet en ne lui offrant plus de livre neuf. Il court à l’Académie, à la Chambre des pairs et dans bien d’autres chambres. Sans le savoir exactement, il prépare Les Châtiments pour 1853, une poésie engagée parmi les plus violentes de tous les temps et, au-delà, son chef-d’œuvre lyrique paru en 1856 : Les Contemplations.

Ce livre en forme de pyramide, il faut le lire en entier. Par bien des côtés, il est étonnamment moderne.

L’homme est un puits où le vide toujours
Recommence.

Plus avant, ce vers n’est-il pas toujours vrai :

L’éternel est écrit dans ce qui dure peu ?

Quand Hugo pense à Léopoldine, sa fille noyée, il a cet aveu dont la simplicité est bouleversante :

Et que je souffre comme père,
Moi qui souffris tant comme enfant.

Ce parallélisme en forme de coin exprime le destin. Cette simplicité n’est pas une négligence. Hugo est habile sans qu’on le voie. Sa poésie est multiple, qui use de tous les registres, de la puissance à la douceur de l’orgue, parce que Hugo, plus qu’aucun autre, est un auteur-cathédrale.

La Légende des siècles, dont une première partie est publiée en 1859, les deux autres en 1877 et 1883, a fait écrire à Baudelaire : « Victor Hugo a créé le seul poème épique qui pût être créé par un homme de son temps pour des lecteurs de son temps. » C’est bien la seule épopée française qu’on puisse lire avec plaisir. Elle combine, comme toujours chez Hugo, tous les tons et, davantage ici, tous les genres. C’est une somme où le fragment côtoie, s’il le faut, une narration de vingt pages. Chacun connaît le calembour fameux qui fait surgir, l’espace d’une rime, une ville en Palestine : « Jérimadeth ». Cette myriade de poèmes en contient un grand nombre de populaires. Là est le secret de la réussite hugolienne. Écrivant, en visionnaire à l’occasion, il oublie le moins possible qu’il sera lu. Dans cette perspective, quoi de plus naturel qu’Hugo dispose des effets comme au théâtre pour lequel il n’a cessé d’écrire d’ailleurs ? Quoi de plus naturel que de faire abonder les formules ? Elles frappent la mémoire comme la mer un rocher. Quoi de plus naturel que de donner au tableau des lumières contrastées ?

Bien sûr, Hugo est inégal. Certains recueils apparaissent moins denses que d’autres. Certains encore sont inachevés, tels Dieu et La Fin de Satan ; d’autres, posthumes, sont constitués de poèmes momentanément écartés. Enfin, Les Chansons des rues et des bois, publiées en 1865, indisposent nombre de lecteurs, à commencer par Baudelaire. L’humour y paraît souvent éléphantesque, c’est une question de goût ; plus grave est que le voyeur Hugo se fait là rarement voyant. Mais c’est comme un péché de vieillesse qui renforce la grâce et la beauté du reste.

 

Cette œuvre ainsi survolée, quelle est sa place aujourd’hui ? Comme un être humain, la littérature vieillit. Qui veut lire dans le texte Villon, Rabelais ou Montaigne, s’il n’est pas spécialiste, se trouve en face d’une langue morte. C’est pourquoi on offre une version actualisée de ces œuvres : une traduction en somme. Une telle adaptation ne concerne pas encore les auteurs du dix-neuvième siècle, à quelques réserves près. En effet, les allusions mythologiques, les citations latines et grecques intégrées au texte, un abus des subjonctifs imparfaits forment des éléments cadavériques ; une explication en note est souvent nécessaire. Hugo le savait, qui écrivait pour le peuple. Hormis quelques exceptions, tel ce couplet des Chansons des rues et des bois : Si Babet a la gorge ronde, / Babet égale Pholoé. / Comme Chypre la Beauce est blonde. / Larifla descend d’Evohé — où les vers 2 et 4 ne sont pas limpides pour tous —, la poésie de Hugo passe merveilleusement le siècle. Hugo a réussi ce tour de force d’écrire en satisfaisant à la fois les lettrés et le peuple. Fort de cette volonté qui l’a conduit à mettre « un bonnet rouge au vieux dictionnaire » entre autres, Hugo a évité le plus souvent l’obscurité, la préciosité et les imbécilli tés diverses qui poussent une langue à l’agonie. Il rejette par exemple autant qu’il peut les tournures latines qui conduisent à supprimer les articles en français. Écrire pour le plus grand nombre a son revers. Hugo choie l’antithèse : « Elle était grande et, moi, j’étais petit… »

Hugo choie les paradoxes : « Pour l’enfant, grandir, c’est chanceler », et les alliances de mots : « ces nains géants ». C’est son style.

Ce que certains, adeptes de la miniature et du discontinu, sans souffle, sans regard étendu, pareils à des vieillards imberbes, lui reprochent, c’est son utilisation déferlante de la rhétorique :

Les champs n’étaient point noirs, les cieux n’étaient pas mornes ;
Non, le jour rayonnait dans un azur sans bornes...

Ces deux vers ouvrent le célèbre poème Tristesse d’Olympio. Tout le monde connaît À Villequier :

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,
Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;

et qui se poursuit par cinq « maintenant que... » eux-mêmes résolus par :

Je reprends ma raison devant l’immensité...

et se continue par « je viens à vous » en tête de deux quatrains successifs ; puis trois « je conviens » et cætera… qui créent un corset au roulis... À cette rhétorique supérieure et qui reste efficace, on préfère aujourd’hui, sur ce même thème, le poème plus simple et immensément retenu :

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends...

L’admirable est que les deux façons se trouvent chez Hugo. Il les a fait se côtoyer. On peut choisir, Hugo nous le permet. Tous les auteurs n’offrent pas une telle largesse.

La rhétorique relevait des exigences de l’époque. Il était normal que Victor Hugo la maniât aussi bien que Bossuet et Pascal. Ce qui semble incroyable, c’est l’étendue de l’écriture hugolienne qui, à côté de ses morceaux de bravoure, peut créer avec autant de perfection une antirachitique absolument nouvelle, que vont reprendre après lui les grands prêtres de la poésie moderne : Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. Car ils sont nés contre lui et de lui à la fois. Les accords-répulsions de Baudelaire et de Rimbaud sont connus, le premier dédicaçant Les Petites Vieilles à Hugo, le second avec sa voyance empruntée à Victor. Écoutez ces vers qui ne sont pas de Verlaine, mais de Hugo :

Chante ! en moi l’extase roule. Ris-moi, c’est mon seul besoin. Que m’importe cette foule Qui fait sa rumeur au loin !

La force de Hugo : chez lui il y a tout et tous, à commencer par lui-même en plénitude. Il a tenté de vivre. Il a réussi, en dépit des apparences, sa vie autant que son œuvre.

Il a donné à comprendre que la poésie était sans limites. Car la fonction de la poésie, c’est de transmettre une expérience pour tous les hommes de tous les pays et de toutes les époques. Peu importe l’utopie. Ce rêve exige la réalité, la vérité, la clarté et la puissance de persuasion, sans lesquelles rien n’existe. Toute sa vie, Hugo a contré la sourde tentation de la mort. C’est pour cela qu’obstinément il a voulu percer les secrets de l’au-delà. Le résultat pèse un poids d’ombre, on peut en convenir. Ce qui importe néanmoins, comme dans toute aventure humaine, c’est la tentative du dépassement de soi. Le témoin Hugo est digne de foi.

On lit l’œuvre de Victor Hugo pour toutes ces raisons sans oublier celle qui les résume toutes : le plaisir. Il prodigue les réussites de langage, les émotions et la douceur. Si quelqu’un doute aujourd’hui du génie de Hugo, c’est-à-dire du bonheur que procure la fréquentation de ses œuvres, qu’il lise ce poème assez peu connu - on le trouve au dernier livre des Contemplations :

EN FRAPPANT À UNE PORTE
J’ai perdu mon père et ma mère,
Mon premier-né, bien jeune, hélas !
Et pour moi la nature entière
Sonne le glas.

Je dormais entre mes deux frères ;
Enfants, nous étions trois oiseaux ;
Hélas ! le sort change en deux bières
Leurs deux berceaux.

Je t’ai perdue, ô fille chère,
Toi qui remplis, ô mon orgueil,
Tout mon destin de la lumière
De ton cercueil !

J’ai su monter, j’ai su descendre.
J’ai vu l’aube et l’ombre en mes cieux.
J’ai connu la pourpre, et la cendre
Qui me va mieux.

J’ai connu les ardeurs profondes,
J’ai connu les sombres amours ;
J’ai vu fuir les ailes, les ondes,
Les vents, les jours.

J’ai sur ma tête des orfraies ;
J’ai sur tous mes travaux l’affront,
Aux pieds la poudre, au cœur des plaies,
L’épine au front.

J’ai des pleurs à mon œil qui pense,
Des trous à ma robe en lambeau ;
Je n’ai rien à la conscience ;
Ouvre, tombeau.


[Marine-Terrace, 4 septembre 1855.] 

Alors Hugo lui-même vous ouvrira son œuvre.

[Cette présentation a été écrite par Pierre Perrin en 1992
pour le tome 6/16 de la Bibliothèque de Poésie France Loisirs – épuisé]

Continuer la lecture : Philippe Jaccottet

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